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France Gall, du rêve au cauchemar


Il y a 60 ans, le Luxembourg remportait son premier Eurovision avec France Gall et sa Poupée de cire, poupée de son. Récit d’un tube absolu et de ses coulisses infernales.

À soixante ans de distance, La Poupée monte le son fait figure d’hommage à la fameuse chanson de France Gall qui offrit au Luxembourg sa première victoire à l’Eurovision. Outre les clins d’œil de sa chanson à son illustre aînée, Laura Thorn nous confiait, en janvier, avoir le sentiment d’être «une sorte de vengeresse» vis-à-vis de France Gall, dont la prestation victorieuse fut un véritable cauchemar, entre tensions et jalousies au sein des musiciens, rupture amoureuse et vraies larmes en direct.

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce triomphe pour le moins singulier, il faut remonter quelques années plus tôt.

À l’automne 1963, le père de France, Robert Gall, auteur de chansons pour Aznavour ou Édith Piaf, avait fait le tour des grands paroliers parisiens en leur demandant d’écrire pour sa fille. Mais ni France ni Robert Gall ne sont très intéressés par ces textes naïfs, centrés sur les amours adolescents.

Le premier single de France Gall, Ne sois pas si bête, sort le 7 octobre 1963, jour de ses 16 ans. Écrit par Pierre Delanoë, il colle à la vague yé-yé mais détonne : France Gall y revendique (à demi-mot) son indépendance face à ces garçons qu’elle entend bien «mener par le bout du nez», alors même que la jeune femme endure les humeurs changeantes de son petit ami de l’époque, plus âgé de huit ans, un certain Claude François.

Avec le carton de Sacré Charlemagne, France Gall devient en 1964 la coqueluche de la nouvelle chanson française. La même année, prônant l’école buissonnière dans sa nouvelle chanson, elle quitte le lycée — non sans avoir connu un autre succès avec N’écoute pas les idoles, tube yé-yé à travers lequel Serge Gainsbourg, auteur des paroles, crache subtilement son venin sur ce mouvement qu’il considère être «du Tino Rossi à la guitare électrique».

Dans la foulée, Gainsbourg rempile avec Laisse tomber les filles, autre chanson de non-amour pleine de doubles sens. Encore un carton, qui fera confesser au parolier des années plus tard : «C’est France Gall qui m’a sauvé la vie», à une époque où lui ne se sentait «pas brillant».

Pas encore majeure, France Gall est déjà une star, vendeuse de millions de singles et traquée par les paparazzi. Maritie et Gilbert Carpentier, producteurs vedettes d’émissions de variété, dont six rien que sur Radio Luxembourg, lui suggèrent de représenter le Grand-Duché lors du 10e concours Eurovision de la chanson – en même temps, ils proposent à Gainsbourg d’écrire des paroles pour elle.

Sur les dix chansons que France Gall se verra proposer, c’est bien entendu Poupée de cire, poupée de son qu’elle choisira, séduite par ses paroles modernes et qui brossent en filigrane son portrait, celui d’une jeune femme manipulée comme une marionnette.

«Homme impossible» et victoire inattendue

Quelques heures avant la tenue du concours, le 20 mars 1965, France Gall vit un début d’enfer : les répétitions de l’après-midi se déroulent dans un contexte tendu. À l’époque, l’Eurovision fait la part belle aux chansons sirupeuses, et les musiciens de l’orchestre de la RAI n’aiment guère le «rythme de cavalerie» de ce titre inspiré par la Sonate pour piano n° 1 de Beethoven.

Et apprécient encore moins d’être dirigés exceptionnellement par Alain Goraguer, arrangeur du morceau, et pas par leur chef, Gianni Ferrio. Les musiciens sifflent France, la huent et tapent sur leur pupitre pour la déstabiliser. Ce qui agace au plus haut point Gainsbourg, qui quitte le théâtre fissa en étrillant au passage «ces connards de Ritals».

Le soir, France Gall «récite» plus qu’elle ne chante sa chanson lors du concours retransmis en direct partout en Europe, puis se réfugie dans un bar voisin du théâtre napolitain en compagnie de son assistante. Jusqu’à ce qu’on vienne la chercher pour lui annoncer sa victoire.

Prête à affronter les photographes et caméras avec le sourire, elle demande d’abord à appeler Claude François pour lui annoncer la nouvelle en premier. Celui qu’elle surnomme «l’homme impossible», malade de la savoir loin et de ne pouvoir contrôler ses moindres faits et gestes, lui reproche d’avoir chanté faux et lâche : «Tu as gagné, mais moi, tu m’as perdu !» Une poignée de secondes plus tard, quand elle interprète une seconde fois le titre victorieux sur scène, les larmes qui coulent sur sa joue ne sont pas vraiment dues à la joie…

Sortie de scène, la représentante du Luxembourg est encore giflée par la candidate anglaise, Kathy Kirby, qui juge la compétition truquée. La soirée terminée, France Gall se terre dans sa chambre d’hôtel alors que son entourage (Gainsbourg compris) fête la victoire au restaurant. France, elle, pense à Claude, qu’elle tentera de rejoindre dès le lendemain à son retour à Paris; le chanteur, en écriture avec sa parolière Vline Buggy, refuse de lui ouvrir la porte, et laisse France Gall s’endormir sur son paillasson.

Poupée de cire, poupée de son est devenu le premier hit international issu de l’Eurovision : France Gall vend 20 000 exemplaires du single par jour et l’enregistrera en italien, en allemand et en japonais. Au Japon, elle restera plusieurs mois en tête des ventes… devant les Beatles ! Sans parler des porte-clés à l’effigie de la chanteuse, vendus dans le monde entier.

De quoi irriter encore plus «Cloclo», qui acceptera malgré tout de reprendre leur histoire toxique là où il l’avait arrêtée. France Gall et Gainsbourg continueront à collaborer (avec Baby Pop ou Les Sucettes), sans jamais rejoindre le même succès, mais attisant toujours plus la méfiance de son petit ami à l’égard de «l’homme à tête de chou».

Des années plus tard, elle déclarera : «Cet univers de musique est très agressif, on déclenche chez les gens des haines et des jalousies difficiles à supporter.» Et une victoire n’y change rien…