Une énième fois annulé cette année, après un soubresaut en 2017, Food for Your Senses tirera sa révérence les 25 et 26 mai. Non sans quelques regrets, comme l’explique son président, Luka Heindrichs.
L’histoire ne pouvait se terminer autrement, dans un mélange de nostalgie, de regret, de colère, d’immense fierté aussi. Surtout. Après de multiples hauts et bas, le festival Food for Your Senses, lancé en 2007 à Tuntange, est arrivé à bout de souffle. Trop de contraintes et plus assez d’énergie pour porter un projet devenu incontournable dans le paysage musical au pays. Car parler de la croissance – et de la mort, aujourd’hui certaine – du FFYS, c’est en effet souligner les effets, comme les limites, du bénévolat, du «Do It Yourself», du système D et de la passion comme moteur. Et celui-là tousse depuis quelque temps.
Retourner sur les terres de son «âge d’or», en 2013/2014 à Bissen, est un véritable crève-cœur. «On ne reconnaît plus rien, il n’y a plus un brin d’herbe. En trois ans, ils ont érigé tout un parc industriel», soutient, Luka Heindrichs, homme à tout faire «pressé» et président de l’association qui gère le festival. Depuis, lui et ses ouailles (plus d’un quarantaine) ont joué les contorsionnistes. On leur a soufflé que l’herbe pouvait être plus verte ailleurs, ils ont en eu pour leurs frais. «Retrouver un nouveau site a été une grosse galère, explique-t-il. Et les quelques bonnes pistes qu’on avait sont tombés à l’eau.»
Dans le détail, un éventuel terrain proche de Bissen et un autre situé à Esch étaient «limitrophes d’une zone de protection environnementale». Un dernier, à Differdange, sur un ancien site métallurgique, était quant à lui difficile à exploiter, en raison d’«un problème de contamination des sols». Annulé par la force des choses en 2015 et 2016, FFYS connaissait pourtant une renaissance inattendue l’année suivante, au cœur de Luxembourg de surcroît, grâce au Fonds Kirchberg qui voulait «redynamiser le quartier». Nouvelle déception, non pas devant les coups de gueule des résidents, mais face à la cohabitation impossible avec les cultivateurs qui exploitent une partie du champ sur lequel s’est posé le festival.
«Le rythme de culture était bouleversé par rapport aux subventions des programmes agricoles, précise Luka Heindrichs. On a même proposé de les dédommager. En vain.» Un brin vannée, malgré une dixième édition rondement menée (pas moins de 13 000 spectateurs enregistrés sur trois jours), l’équipe de FFYS se voyait mal repartir à la recherche d’un nouvel eldorado – avec tout ce que cela impliquait. D’où l’ultime annulation en 2018, et cette «fête funéraire» prévue en mai prochain. «Il fallait clôturer cette histoire sur une note positive !»
Des regrets mais pas d’amertume
L’idée ? «Organiser nos propres obsèques !» (Il rit.) Et ce, on le comprend, dans un format «tassé», toujours au Kirchberg. «On va se concentrer sur la partie centrale du site», comprendre celle qui n’est pas exploitée par les paysans. En somme, finie l’imposante «Main Stage», mais trois scènes plus réduites et «multifonctionnelles», qui devraient accueillir une quarantaine de groupes, locaux comme internationaux (sans oublier les spectacles, les débats et autres réjouissances périphériques). «Ce sera du 50-50, comme d’habitude. On a toujours soutenu la scène grand-ducale, mais on n’est pas des patriotes forcenés !»
«Moins de public et de logistique, pour plus de décontraction», voilà les rares informations que l’on connaît pour l’instant. Et s’il faudra sûrement attendre l’été prochain pour tirer un bilan général, Luka Heindrichs se veut déjà lucide : «Toute bonne chose a une fin, même si on aurait aimé qu’il dure 50 ans, à l’image d’autres festivals, comme le Roskilde. On a peut-être loupé le coche d’une transition vers une structure plus professionnelle.» «Un cheminement logique», pour lui, qui ne laisse pas de goût amer en bouche.
«Le festival a amené énormément de belles choses, d’excellents concerts, des rencontres, de l’expérience…, poursuit-il. Certaines personnes dans l’équipe ont trouvé du boulot dans les métiers du spectacle parce qu’elles ont commencé au FFYS. D’autres ont noué de solides amitiés. C’est quelque chose qui reste, et qui restera.» Mieux : «On est fiers de ce qu’on a accompli toutes ces années, à savoir attirer un public large – à l’échelle du Luxembourg – avec un projet alternatif, radical. Ça, c’est beau à voir!» Reste une question, cruciale : dans un pays où l’espace ne manque pas, et devant la disparition de certains festivals en plein air – tandis que d’autres respirent toujours, mais sous perfusion – est-il toujours plus compliqué d’organiser un tel évènement au Luxembourg?
Le président de Food for Your Senses ose une réponse… sociologique : «Quand j’étais plus jeune, il y avait des scènes partout ici. C’était très fort, un fourmillement incroyable. Pour beaucoup, c’était juste de la débrouillardise, genre « on veut un concert, eh bien, on l’organise! ». À mes yeux, on est dans une phase de ralentissement, voire de raréfaction. Tout est plus « institutionnalisé ». Oui, depuis que les grosses structures musicales sont là, la scène locale n’y gagne pas forcément.»
« Sorte de best of »
Proche de succomber à la nostalgie et son refrain porteur «c’était mieux avant», il évoque également une jeunesse qui s’engage moins «dans les associations, dans les clubs…». «La ferveur était différente il y a huit-neuf ans». Preuve en est, les bénévoles du FFYS vieillissent avec le festival… Un manque cruel de renouvellement – «qui ne sera pas réglé en créant d’autres structures officielles» – auquel s’ajoutent d’autres mutations, comme les intérêts musicaux de la nouvelle génération. «Elle va plus vers quelque chose d’électronique. Quelqu’un de 16 ans qui commence la musique va plus devenir DJ que s’acheter une guitare à 20 euros pour jouer avec ses potes dans le garage.»
C’est un fait, les temps changent, mais les réflexes ont, heureusement, la peau dure. Car les «pass 2 jours», depuis l’annonce dimanche, partent comme des petits pains. Luka Heindrichs, qui était déjà sur le site du Kirchberg samedi, est conforté dans son idée que durant toutes ces années, Food For Your Senses a réussi à constituer un public de fidèles, et non de spectateurs qui payent et donc exigent.
À l’aveugle, donc, ils sont en effet nombreux à vouloir se rendre à cette dernière «fête funéraire», qui sera à l’image de la manifestation, «pleine de rebondissements, de découvertes et de plaisir», promettent les organisateurs. «Ce sera une sorte de best of», conclut-il sans en dire plus. Allez, juste un petit nom de groupe ? «Peut-être les Rolling Stones !» (Il rit.) «Samedi, pour les quatre ans du Gudde Wëllen, il y avait Mike Jagger. Il m’a l’air bien motivé !». Tout un état d’esprit.
Grégory Cimatti