Avec Milan et la Lombardie condensées en onze films, le festival de Villerupt, qui débute dans une semaine, s’intéresse à une ville et une région régulièrement en retrait du 7e art transalpin. Analyse.
Quand on pense au cinéma italien, ce ne sont pas les images du Duomo ou du stade San Siro qui arrivent en premier. Non, d’abord celles de Rome, puis de Naples et encore de la Sicile. La mer, bien sûr, à perte de vue, mais non, décidément pas Milan. Une «désaffection bizarre», dit Oreste Sacchelli, directeur artistique du festival du Film Italien de Villerupt, qui, cette année, cherche justement à répondre à cet amour-désamour à travers une sélection de onze films.
Rappelons pour mieux souligner cette étrangeté que la capitale lombarde a été la première à accueillir les frères Lumière et leur drôle d’invention (le 30 mars 1896). Pire : c’est à deux pas, chez le voisin turinois, que le 7e art transalpin est né, alors qu’elle aussi n’était pas si éloignée de Lyon, et qu’elle aussi n’était pas dépourvue d’industries. «C’est sûr, elle aurait pu devenir une métropole du cinéma, mais ça ne s’est pas fait», retrace le spécialiste. Place alors aux raisons.
Des natifs qui partent et qui reviennent
Milan, on la quitte pour mieux la retrouver : voilà la première cause à ce manque de représentativité, selon le festival. Il ne faut d’ailleurs pas plus de quelques secondes à Oreste Sacchelli pour trouver les cinéastes restés fidèles à leurs terres d’origine. Deux, pas plus : d’abord Ermanno Olmi, originaire de Bergame, autodidacte qui y a réalisé la majeure partie de son œuvre, des courts métrages faits «maison» jusqu’à la Palme d’or de Cannes en 1978, L’albero degli zoccoli et ses paysages bucoliques de la campagne au XIXe siècle.
Ensuite Maurizio Nichetti, dont le nez, sous sa grosse moustache, avait bien senti qu’il devait se servir du boom de la production audiovisuelle milanaise et qui, à partir de Ratataplan en 1979, va rester sur place. L’argent aidant, il tente des «expérimentations intéressantes», comme Volere Volare, imaginé dès 1982 (mais sorti près de dix ans plus tard), qui aurait pu supplanter Robert Zemeckis et son Roger Rabbit avec ses prises de vue à la fois réelles et «cartoonesques». De lui, Villerupt projettera un autre «extraordinaire bijou» : Ladri di saponette, qui montre le Milan de la publicité et des télévisions privées, diptyque qui a changé la société italienne de fond en comble.
Il y a donc ceux qui s’attardent, et ceux qui partent. Pour ce cas, la liste est plus longue : on y trouve notamment Silvio Soldini, parti se former à New York et qui, après un détour par Gênes, retourne à ses quartiers avec Cosa voglio di più (2010) où il filme, comme il le précise, un «urbanisme en pleine mutation».
Marco Tullio Giordana suit la même trajectoire, exilé dans la capitale italienne mais jamais loin de sa terre. «Des allers-retours», comme le définit le directeur artistique de Villerupt, qui s’observent avec deux de ses films : La meglio gioventù (fait à Rome) et Romanzo di una strage (à Milan) sur l’attentat de décembre 1969, piazza Fontana. D’autres réalisateurs lombards, et pas des moindres, ont pris des chemins analogues : Dino Risi (pour Il vedovo), Luchino Visconti et Luigi Comencini. Pas par nostalgie, mais par la nécessité de l’histoire. Car, selon Oreste Sacchelli, pour que «l’imaginaire fonctionne, il faut qu’un lieu inspire des personnages».
Milan, ville de tous les conflits sociaux
Revenons alors à Luchino Visconti et Luigi Comencini, à travers deux films frères. C’est à Milan, sa ville, que le premier signe en 1960 le célèbre Rocco e i suoi fratelli avec Alain Delon. Idem, quatorze ans plus tard, pour le second avec Delitto d’amore (1974). Des récits certes différents, mais une base commune : le rapport de classes, et surtout celui, clivant, entre le Nord et le Sud, avec ces immigrés «d’en bas» (de Basilicate pour l’un, de Sicile pour l’autre) que l’on regarde de haut quand on ne les chasse pas. Le directeur artistique ose rappeler que Benvenuti al Sud, succès populaire, s’amusait aussi du même décalage, il est vrai plus grossièrement et dans l’autre sens, de Milan à Naples.
Ajoutez à cela quelques bidonvilles et la touche est complète pour la «ville maudite» selon Visconti, observable dans le plus vieux films de cette sélection 2023 : Miracolo a Milano de Vittorio De Sica (1951), objet culte pour l’Italie, sacré d’une Palme d’or à Cannes. Le réalisateur pose sa caméra via Valvassori Peroni, terrain de désolation et lieu symbolique de la crise économique. Mais Milan a pris tour à tour d’autres visages, à d’autres moments sensibles de l’Histoire du pays : celui du fascisme et de la libération; celui des dissensions intestines des années 1960 et 1970; celui de la modernité, encore, dans ce qu’elle a de plus inégalitaire. «Dans les films qui ont Milan et la Lombardie pour cadre, le conflit social est toujours présent», résume Oreste Sacchelli.
L’ombre pesante de Silvio Berlusconi
Après une longue mise à l’ombre, ponctuée ici et là par des rayons de soleil, Milan prend sa revanche avec l’avènement des chaînes privées et la centralisation opérée par Silvio Berlusconi à partir de 1976, qui aboutit à la création de Mediaset, concurrent de la Rai. La ville connaît l’émergence de nombreuses entreprises où se forment techniciens et autres artistes – «la télévision a offert beaucoup de travail» – et à l’heure de la mondialisation, tout se chiffre au détriment de l’humain (comme dans Il capitale umano de Paolo Virzì). Problème : le cinéma prend un sérieux coup de plomb dans l’aile. «C’est même une catastrophe», renchérit le directeur, enquêtes à l’appui. En 1981, une première détaille qu’avec un poste et une antenne normale, à Rome, on a accès à 110 films différents pour une journée. «Pourquoi alors aller au cinéma?»
La seconde constate les dégâts : en 1955, pour un pays comptant 40 millions d’habitants, il y avait 816 millions de spectateurs dans les salles obscures. En 1991, le résultat tombe en dessous de la barre des 100 millions. Une sérieuse dégringolade qui achève les cinémas de quartier, là où les «séries B, comme les péplums, les westerns et les films policiers bon marché, alimentaient les caisses, et se vendaient correctement à l’étranger». Au lieu de ça, les chaînes locales, devant constituer à moindre coût un programme, se rabattent sur des films «oubliés que les distributeurs ont dans leur cave», et succombent aux appels des États-Unis, heureux de fourguer leur produit clé en main «comme Dallas». Hollywood, un moment éclipsé par Cinecittà, tient là son triomphe, et Milan n’arrange rien à son image.
Des plateaux de cinéma devenus attractifs
Pour Oreste Sacchelli, c’est une évidence : «Milan est une ville photogénique!», bien que cela ne fasse pas pour autant d’elle «une ville cinématographique». Nuance que pourrait combler prochainement la ville avec l’essor des tournages (films, séries, documentaires…) qui, sur place, ont plus que doublé dans les années 2010. L’Exposition universelle de 2015 a eu son rôle à jouer dans cet intérêt croissant, grâce à un parc urbain réaménagé.
«Des quartiers plus modernes, plus futuristes» que filment par exemple Marco Tullio, en 2018, dans Nome di donna. Oui, on tourne de plus en plus à Milan depuis une bonne décennie – un constat qui vaut autant pour les réalisateurs locaux que pour ceux qui viennent d’ailleurs, tous styles confondus. Alors, la galerie Vittorio Emanuele, la Scala ou le Palazzo Reale seront-ils, pour le cinéma italien, des futures «places to be»? Cette année, en donnant «un point de vue magnifique» de Milan, à hauteur de drone, et ce, dès les premières secondes de son film L’ultima notte di Amore, Andrea Di Stefano a donné un début de réponse.
Les films de la thématique «Miracle à Milan»
Miracolo a Milano Vittorio De Sica (1951)
Il vedovo Dino Risi (1959)
Rocco e i suoi fratelli Luchino Visconti (1960)
Venga a prendere il caffè da noi Alberto Lattuada (1970)
Delitto d’amore Luigi Comencini (1974)
L’albero degli zoccoli Ermanno Olmi (1978)
Ladri di saponette Maurizio Nichetti (1989)
Cosa voglio di più Silvio Soldini (2010)
Romanzo di una strage Marco Tullio Giordana (2012)
Il capitale umano Paolo Virzì (2013)
Io, Arlecchino Matteo Bini et Giorgio Pasotti (2014)
Pour compléter, à voir à l’hôtel de ville de Villerupt l’exposition «Milan et d’autres villes – Le cinéma en Lombardie» qui, à travers les photographies du Centro Cinema Città di Cesena, raconte la variété de genre et l’envergure des films qui ont pour cadre Milan et la Lombardie des années 1950 à nos jours.