La chorégraphe Jill Crovisier et le metteur en scène Fábio Godinho devaient représenter le Luxembourg en juillet au Off d’Avignon, finalement annulé comme beaucoup d’autres festivals. Confidences de deux déçus.
Sans véritable surprise, le couperet est tombé le 16 avril, dans la foulée du In et ses représentations de haut standing devant le Palais des papes : le festival Off d’Avignon, symbolisé par ses affichages sauvages et chaotiques, accueillant chaque année quelque 1 600 spectacles de toute nature, ne pourra se tenir cet été. Un sérieux coup d’arrêt pour toute une profession, incarnée à ce gigantesque rendez-vous par 1 000 compagnies, aux structures plus ou moins fragiles, et par 140 théâtres (regroupant eux-mêmes 200 salles).
Le metteur en scène et comédien Fábio Godinho devait présenter Sales Gosses (au théâtre de la Caserne), pièce de Mihaela Michailov créée pour le Centaure en 2017 et retenue pour Avignon dans le cadre de la récente coopération transfrontalière estampillée «Grand Est». Un crève-cœur pour lui, même s’il s’attendait à l’inéluctable : «Il y avait des bruits de couloir, persistants. Et puis, quand on regardait ce que disait le directeur du festival dans la presse et l’avis d’autres géants de théâtre expliquant qu’il serait difficile de faire comme d’habitude, on ne pouvait plus espérer grand-chose.» Il s’était donc «préparé», même si, quand la confirmation est tombée, «la tristesse était grande». «On réalise pleinement les choses à ce moment-là», concède-t-il.
Il avait déjà fait une croix sur sa nouvelle création, Bug, qui devait être présentée en mai au Luxembourg, toujours au Centaure. Il a alors reçu l’annulation du Off comme une nouvelle «frustration», malgré la promesse d’y être en 2021, avec la même pièce : «C’est dur, surtout qu’elle commence à prendre de l’âge. Deux ans, c’est déjà long, alors imaginer que l’on doit attendre encore l’été prochain pour la revoir, franchement, ça fait beaucoup !»
J’ai peur pour l’avenir, et que les créations
soient mises en suspens en raison des finances
en berne
Une lassitude d’autant plus sensible qu’il voit en Sales Gosses «un tournant dans sa carrière». Il s’explique : «D’abord, c’était ma première mise en scène en dehors de ma compagnie (NDLR : TDP pour Théâtre de Personne), d’où mon attachement. Ensuite, cette pièce, au thème social fort, m’a touché et permis de passer un message politique, certes de manière subtile. D’ailleurs, depuis, mes recherches en vue de mes prochaines créations tournent surtout autour de cette idée-là.»
Pire, pour le festival d’Avignon, il avait vu les choses en grand, s’étant attaché les services d’un chargé de diffusion, chose qu’il n’avait jamais faite jusque-là. «Sales Gosses, c’est deux personnes sur scène, format qui est plus facile à vendre, précise-t-il. On avait clairement envie d’inviter des professionnels à venir la voir et, qui sait, de la vendre à l’étranger. Le Luxembourg a toujours du mal à défendre sa création théâtrale à l’internationale. Dans ce sens, Avignon est un tremplin utile», lâche-t-il, reconnaissant toutefois qu’il est compliqué de se distinguer dans la masse, et parmi plus d’un millier de spectacles au programme.
En outre, Fábio Godinho s’estime chanceux par rapport à d’autres compères d’infortune, dont certains, financièrement, jouent avec le feu pour se montrer à Avignon, sorte de miroir aux alouettes pour de nombreuses compagnies. «Je n’ai pas de frais engagés, ni de perte d’argent, et ce, grâce au soutien du ministère de la Culture (NDLR : d’une hauteur de 60 000 euros). Et la pièce est déjà créée! Rappelons qu’il y en a qui font des prêts considérables pour louer une salle et exister à Avignon. Cette annulation, c’est un vrai gouffre pour eux. Un couperet.»
Plus éloigné, donc, des considérations matérielles, il regrette juste de ne pas pouvoir faire la route jusqu’au sud de la France, pérégrination estivale qu’il pratique depuis quinze ans, notamment pour «puiser de l’inspiration» dans la folle effervescence locale. Mais à quoi cela servirait-il si demain le théâtre n’a plus les moyens d’exister ? «J’ai peur pour l’avenir, et que les créations soient mises en suspens en raison des finances en berne», comme les siennes, remisées pour l’instant dans les cartons.
Au Luxembourg, on n’a pas à se plaindre.
On est privilégiés !
De son côté, et contrairement à son homologue, la chorégraphe Jill Crovisier, 32 ans, lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis en 2019 et sérieux espoir de danse national, n’a jamais été au festival d’Avignon. Sa chorégraphie The Hidden Garden, encore plus ancienne (2016) – retenue parmi onze autres créations l’année dernière par un jury mandaté par la Theater Federatioun – devait prendre ses quartiers au théâtre Golovine, un lieu important «d’infusion et de diffusion chorégraphique». «J’avais envie de m’y rendre, même si, à Avignon, la danse est au second plan, dit-elle. Un rendez-vous d’une telle ampleur, pour une carrière, ça a du sens.»
La sienne, en tout cas, l’amène un peu partout dans le monde, comme en témoigne son carnet de voyages, étrangement calqués sur l’épidémie de Covid-19, encore embryonnaire : Shanghai (Chine) en novembre, puis Bologne (Italie) en mars. «J’ai vite pris conscience de l’urgence de la situation et de la crise à venir», concède-t-elle, au point de prendre elle-même les devants et d’annuler notamment son départ pour le Portugal. D’autres, pour Berlin, Paris, Salzbourg, suivront. Et, bien sûr, Avignon. «Ça m’a fait mal au cœur. Et ça détruit des mois de préparation.»
Car oui, participer au festival, ce n’est pas juste «monter dans un train et sur place présenter un spectacle», ironise-t-elle. Derrière, il y a en effet une longue maturation, qui remonte à juin 2019. Elle détaille : «Il y a eu d’abord le dossier de candidature à monter, s’occuper ensuite de l’administratif (contrat, budget…), de la diffusion, de la location d’un endroit où résider, de se rendre sur place pour rencontrer les représentants du théâtre, découvrir le lieu…» Et ça aurait pu être pire. «Ces derniers jours, on entrait dans la dernière ligne droite, avec la confection des flyers, l’organisation des représentations…, poursuit-elle. Au vu de l’investissement déjà consacré, ça aurait été encore plus amer.»
Cela dit, Jill Crovisier salue, comme Fábio Godinho, le soutien du gouvernement grand-ducal sans qui, à l’entendre, rien ne serait possible. «Sans l’appui du ministère de la Culture et des institutions nationales, ce serait impossible. Du coup, on se sent plus légère, et surtout on n’est pas seule ! Même s’il y a beaucoup de travail et d’investissement dans notre art, il faut être honnête et reconnaître d’où les choses viennent», lâche-t-elle.
Dans ce sens, sa compagnie, JC Movement Production, constituée sous la forme d’une ASBL depuis 2017 et qui porte «toutes les charges et responsabilités financières», ne devrait pas perdre de plumes grâce à la subvention ministérielle. Une enveloppe dont on ne connaîtra pas le montant. Seule indication de la danseuse : «On n’a pas à se plaindre. On est privilégiés !»
Pour preuve, en 2021, la danse luxembourgeoise poursuivra sa conquête d’Avignon, en investissant le prestigieux centre de développement chorégraphique Les Hivernales, à travers dix jours de résidence et une création long format, aux côtés de six autres troupes internationales. Jill Crovisier s’en réjouit, bien que ne sachant toujours pas ce qu’il adviendra de The Hidden Garden.
Grégory Cimatti