La Konschthal propose la première exposition monographique dédiée à Tina Gillen, «Flying Mercury», à travers 40 œuvres qui retracent 25 ans de carrière de l’artiste luxembourgeoise.
En entrant dans la Konschthal, on est immédiatement saisi par la majesté des œuvres qui trônent face et au-dessus du visiteur. Un soleil, couchant ou levant, c’est selon, illumine l’espace d’exposition depuis le premier étage, où il est accroché. Au rez-de-chaussée, le plafond bas est juste à la bonne hauteur pour que les étranges paysages représentés dans Arctic Forecast II (2021) et Time Travel II (2022) remplissent l’espace.
Ces pièces, celles-là mêmes ou dans d’autres versions, avaient été vues auparavant dans le projet «Faraway So Close», que Tina Gillen avait mis en œuvre pour le pavillon luxembourgeois de la dernière Biennale de Venise.
C’est à Esch qu’elles s’exposent aujourd’hui, dans le cadre de l’exposition monographique «Flying Mercury», qui regroupe, en une quarantaine d’œuvres, vingt-cinq ans de la carrière de l’artiste luxembourgeoise.
De son propre aveu, Tina Gillen était peu encline à sélectionner les travaux qui ont marqué sa vie d’artiste : «Je ne voulais pas avoir un simple regard rétrospectif sur mon œuvre. Ce qui m’intéressait, c’était d’associer à des pièces de la Biennale des œuvres existantes et de nouvelles productions. C’est cela qui a guidé ce regard en arrière.»
Je me laisse imprégner par l’espace avant de faire le moindre choix
Avec, au cœur de sa réflexion, une question. «Qu’est-ce qui marque ces œuvres? Qu’est-ce qui les habite?» Le titre de l’exposition, «Flying Mercury», qui fait écho à la statue de Mercure s’élevant vers les cieux de Jean de Bologne (vers 1665), porte alors en lui le motif si présent dans le travail de l’artiste : la dualité entre apesanteur et gravité, et cet effet de flottement que l’on retrouve aussi bien dans ses «portraits de maisons» à l’architecture impossible que dans ses paysages monumentaux.
La grande idée de cette exposition réside dans le fait que l’artiste, avec ses œuvres, entend «défier l’espace», explique la commissaire, Charlotte Masse. «La Konschthal n’est pas un lieu destiné à accueillir des pièces aussi grandes. Ainsi, nous avons pensé la sélection des œuvres et la scénographie sur trois niveaux, le tout formant un parcours qui offre autant un aperçu du travail de Tina Gillen qu’une lecture possible de son œuvre.»
«Je me laisse imprégner par l’espace avant de faire le moindre choix, renchérit l’artiste, mais j’imaginais déjà comment présenter certaines pièces de Venise ici.» Les deux pièces qui accueillent le visiteur sont ainsi posées à même le sol et non accrochées au mur, et fixées sur des tréteaux. Une façon de jouer à désacraliser l’œuvre d’art tout en lui donnant un nouveau moyen d’exister.
«Pour chacune de mes expositions en solo, je travaille toujours autour d’un thème», avertit Tina Gillen. Comme elle est elle-même le thème de cette exposition, ses œuvres profitent ici d’un «tout nouveau contexte».
Repenser la pesanteur
Puisque la Konschthal est, pour la majeure partie de sa surface, un espace ouvert, il y avait là matière à s’amuser en confrontant des œuvres qui se font écho, y compris sur différents niveaux de la galerie. En réalité, le placement des œuvres a été «le plus gros pari» de cette exposition, affirment d’une même voix l’artiste et la commissaire.
Le résultat final prend la forme d’un parcours qui tisse le fil d’une impalpable angoisse, architecturale, naturelle ou climatique, et qui commence comme dans une cave, avec Exit (2021), installation réalisée d’après la peinture du même nom, représentant la porte d’une cave ouverte, et que l’on ne peut traverser que pour en sortir.
Pour Tina Gillen, prolonger son travail de peintre dans d’autres formats est moins une manière de se réinventer que de «capter différemment le regard». «Exit, c’est la première pièce dont je savais où et comment elle allait figurer dans cette exposition, avant même de choisir les pièces de la Biennale», assure-t-elle.
Et pour cause : cette installation en bois, surélevée pour permettre d’emprunter le petit escalier qui mène à l’entrée-sortie, encapsule toutes les obsessions et tous les questionnements de l’artiste qui ont trait à son rapport à l’espace et à l’abstraction.
«Chaque niveau de la Konschthal a son propre point de vue», explique encore la peintre, qui est symbolisé par une œuvre forte. Ainsi, le fameux soleil, nouvelle création qui reprend, dans un format différent et monumental, un tableau qu’elle avait présenté à Venise, est l’une d’entre elles, une œuvre forte, lumineuse, et qui cache derrière elle, presque comme dans un tiroir à malices, de petits formats représentant une série de «tree houses».
Tina Gillen : «J’aime les maisons sur pilotis, les tours d’observation… Bref, toutes les habitations en hauteur. Avec ces maisons dans les arbres, on arrive à une forme de détachement, on repense la pesanteur.»
Dans mes travaux, je me donne toujours le rôle de l’observateur
La nature et le climat sont bien entendu d’autres thèmes importants de son œuvre, et Tina Gillen se «donne toujours le rôle de l’observateur», y compris dans Iceberg (2022), une autre toile déclinée en une installation, et à plus forte raison encore dans Heat (2022).
Cette dernière œuvre, conçue en quatre tableaux, a son propre espace d’exposition, semi-clos, au dernier étage de la galerie. Tina Gillen y peint le même paysage, comme vu à travers une fenêtre – à la perspective et à la structure, elles aussi, impossibles –, mais qui semble, dans chaque nouveau cadre, souffrir un peu plus de la chaleur. Jusqu’à brûler, totalement, avant que cette même chaleur ne vienne consumer la fenêtre elle-même et, donc, l’intérieur, obligeant l’observateur (l’artiste, le visiteur) à se sentir happé par l’œuvre.
Dans le dernier espace d’exposition, Rain of Shine (2013) reprend et détourne la notion même d’observateur : ce paysage de montagne, vu comme à travers un miroir brisé, révèle au regard une infinité de détails, de mondes, oserait-on dire, renvoyés à l’œil à l’intérieur de chaque éclat. Une technique qui révèle une tension épaisse et sur laquelle Tina Gillen s’amusera à nouveau, plus joyeusement, en peignant non plus un miroir brisé, mais un cristal – qui «retient le reflet de son environnement», précise l’artiste.
Invitation au refuge
Après avoir gravi le long parcours qui emmène le visiteur sur trois étages, en le maintenant dans un flux permanent entre intérieur et extérieur qui ressemble à un jeu, Tina Gillen propose de trouver le salut et la plénitude avec l’installation Rifugio (2022), soit une sorte de cabane conçue comme un havre de paix. En hauteur, forcément, puisque «cet espace a été imaginé comme un observatoire» qui domine la Konschthal.
Cette invitation au refuge est le lieu parfait pour réfléchir à l’œuvre de Tina Gillen, et un contrepoint tout trouvé à la cave en ouverture de l’exposition. En offrant une vue sur différentes œuvres de l’artiste, formant même des illusions d’optique (avec le soleil du tableau qui semble se coucher à l’est, tandis qu’à l’ouest, le soleil – le vrai – pénètre à l’intérieur du refuge).
Jusque dans les vides séparant les œuvres, Tina Gillen défie les espaces, transformant les contraintes architecturales en force, avec le pouvoir de décupler la puissance et la pertinence de son travail.
Jusqu’au 12 novembre.
Konschthal – Esch-sur-Alzette.