De la réalité des défilés de mode ou de la guerre en Ukraine aux contrées éthérées de la fluidité de genre ou du bien-être sonore, il n’y a qu’un pont, franchi par les expositions «Gossip» et «Superimposition», actuellement au Cercle Cité.
Il se raconte qu’en ce moment, au Cercle Cité, les murs ont des oreilles… C’est en tout cas l’idée qu’explorent deux nouvelles expositions, en place jusqu’au 30 juin dans l’espace d’exposition Ratskeller : «Gossip – Matters Hard to Grasp» et «Superimposition».
Un double rendez-vous qui révèle une multitude de sous-couches et d’interprétations, porté par une nouvelle génération d’artistes radicaux qui, derrière la familiarité des œuvres et des formats employés, partent à la recherche de nouveaux modes de pensée en remettant en question les éléments culturels, politiques et sociaux de notre temps.
Le plat de résistance (à bien des égards) s’intitule donc «Gossip», un thème réinterprété à leur manière par les quatre jeunes artistes du programme d’échange Artmix (une coopération entre la Stadtgalerie de Sarrebruck et le Cercle Cité, Neimënster et Casino Display pour la Ville de Luxembourg), tous fraîchement diplômés d’écoles d’art dans et autour de la Grande Région.
Dans le travail des deux artistes retenus par le jury Artmix, Noé Duboutay (il/iel), basé.x à Berlin et Luxembourg, et Darja Linder (elle), basée à Sarrebruck, comme dans celui de Sophia Lökenhoff (iel/ael) et Hannah Mevis (elle), artistes invité.x.s, il est question de constructions de dualité entre nature et culture.
À l’image des mots et messages cryptiques martelés par Noé Duboutay sur des plaques d’aluminium et tirés d’un récit français du XIIIe siècle, Le Roman de Silence – ou l’histoire de Silence, née femme, qui revêt une identité masculine stéréotypée : «vallésmescine» (littéralement «hommedemoiselle»), «vérité, ireté, erite» (les thèmes du récit, «ireté» signifiant héritage et «erite» étant le vieux français pour homosexuel) ou «s’amor dire a celee» (s’aimer en secret) renvoient directement aux temps anciens, par la langue, la matière et le lettrage, tout en mettant en lumière la perspective «queer» du texte.
«Le gossip, un acte politique»
L’origine même du «gossip» remonte elle aussi au Moyen Âge, le mot désignant jusqu’au XIVe siècle une personne de confiance, un.e partenaire de bavardage, loin de la connotation négative qu’on lui prête aujourd’hui et qui dévalorise les systèmes de connaissance perçus comme strictement féminins.
Pour que le «gossip» redevienne «gossip», il doit alors cesser d’être un ragot. C’est en jouant ainsi avec les préjugés et les idées reçues que Hannah Mevis dédie son œuvre The Gossips à la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), tragique amante de Rodin, «prise à tort pour une muse» et «que l’on devrait nommer génie», écrit l’artiste.
Sur une autre œuvre en deux temps, in pursuit of what is mine, Hannah Mevis imprime sur des drapeaux – objet solennel et officiel par excellence – des superpositions de photos d’un corps humain devenu hybride, flou, sans âge et sans sexe. Une façon, pour l’artiste, de «cristalliser» un chaos sensible en un objet physique, car, selon elle, «le gossip est un acte politique d’interaction entre humains qui, du fait de sa « non-matérialité », échappe aux systèmes patriarcaux et capitalistes».
De cette «matière difficile à saisir» qu’est le «gossip», l’interprétation la plus forte est celle donnée par Darja Linder avec la série Notes Taken. Sur six toiles, l’artiste née en Sibérie et «rapatriée» en Allemagne à l’âge de 6 ans s’invente des pages de cahiers d’école aux carreaux grossièrement peints, regarde en face sa double culture russo-allemande (à côté d’une reproduction de la souris Diddl, un ciel bleu idyllique se retrouve enfermé derrière les barreaux) et pose un nouveau regard sur la guerre.
Dessinés au crayon, un personnage de manga côtoie un portrait réaliste de Vladimir Poutine, quand, dans l’angle d’une autre toile, l’artiste écrit au stylo un message de propagande en utilisant une écriture de petite fille, des cœurs en guise de points sur les i. Cette série d’œuvres, comme le tableau Fallen, trouve son inspiration dans le programme scolaire de l’année en cours en Russie, auquel a été intégré une formation militaire de base pour les élèves de 15 à 17 ans.
Chez Darja Linder, il y a cette «façade apparemment inoffensive de couleurs lumineuses, de mélodies accrocheuses et de tendances virales» qu’incarne la pop culture dans ses tableaux, mais il y a aussi et surtout son instrumentalisation. La célèbre peluche pour enfants asexuée, mais habillée en treillis et aux couleurs de la Russie, qu’elle peint dans Fallen, poursuit le commentaire sur l’endoctrinement à l’école. La toile même mélange l’esthétique capitaliste de la publicité agressive et celle de la propagande soviétique; ici pourtant, ce ne sont pas les garçons qui partent à la guerre, mais bien des petites filles qui apparaissent triomphantes, le fusil en l’air.
Recherche scientifique et mode d’avant-garde
Avec l’exposition «Superimposition», le collectif italien Polisonum opère lui un rapprochement entre le monde de la mode et le concept du «ver d’oreille», ce phénomène de parasite sonore qui provoque des mécanismes de contrôle cognitif. En collaboration avec la marque MARIOS, les «sound artists» Filippo Lilli et Donato Laforese ont ainsi conçu des vêtements en tissu capables d’absorber le son – et, donc, ses répercussions sur le corps humain, imperceptibles mais bien réelles.
Une combinaison intégrale noire aux poches coussinées, une robe de soirée étrangement sculpturale, une paire de moufles semblable aux gants des astronautes, un t-shirt rigide en forme de borne d’incendie… Autant d’exemples de mode avant-gardiste qui se dédie au bien-être sonore, mis en pratique fin avril dans un défilé au Cercle Cité, forcément silencieux, et dont la captation est diffusée dans l’espace d’exposition.
À l’origine de ce formidable projet de création, qui mêle performance, art vidéo, mode, design et recherche scientifique, il y a, donc, une étude menée par le collectif italien, qui concerne les 10 000 chansons les plus populaires dans le monde entre 2000 et 2022. Aidés de quelques algorithmes, les artistes ont analysé et quantifié la répétitivité de la musique, dans les paroles en particulier : c’est la superposition de ces dernières.
Leur travail, également exposé, prend la forme d’une bible, que l’on peut lire tant comme un recueil de données, une partition de musique ou encore comme un recueil de poésie dadaïste. Objet fondamental de l’exposition, cet «ouvrage-œuvre» est aussi celui qui fait le mieux écho aux travaux des quatre artistes exposés dans la grande salle du Ratskeller : un pont entre une réalité du monde actuel – ici, celle de la mode – et des contrées intangibles, révélant alors une nouvelle interprétation du monde.
Jusqu’au 30 juin. Cercle Cité – Luxembourg.