Auréolée à la dernière Mostra de Venise, la réalité virtuelle «made in Luxembourg» s’affiche à domicile. En attendant l’«Immersive Pavilion» de Neimënster, le Cercle Cité s’occupe des préliminaires, notamment avec une œuvre à fleur de peau.
Le Luxembourg, déjà loué pour son travail dans l’animation, est aussi à son aise dans la réalité virtuelle. Mais si ses productions «rayonnent dans le monde entier», dixit Myriam Achard, partenaire du Centre PHI Montréal, elles manquent encore de temps et d’espace pour s’affirmer à domicile. Sauf peut-être à l’«Immersive Pavilion» qui, à chaque édition du Lux Film Fest en mars, plante ses bonnes intentions à Neimënster. Cette année, on double même les plaisirs avec une mise en bouche proposée au Cercle Cité, toujours sous l’égide du Film Fund. L’idée est double : offrir à la VR «made in Grand-Duché» une visibilité en plein centre-ville et durant deux mois, chose «rare et importante», soutient son directeur Guy Daleiden. Et montrer en effet que l’on sait y faire en matière de VR, à travers deux créations qui ont fait parler d’elles à la dernière Mostra de Venise, chacune à sa manière.
La première, Oto’s Planet, est même repartie du «Venice Immersive» avec le prix spécial du jury, confirmant les préférences du festival italien pour les œuvres utilisant des casques de VR. À travers ceux-ci, l’histoire imaginée par Gwenael François (Skill Lab) dévoile la vie paisible d’un doux baba cool et de son animal de compagnie, plus vraiment seuls sur leur petite planète quand arrive un extraterrestre sans gêne… Observant le remue-ménage à raisonnable distance, le public est invité, d’un simple pincement de doigts, à faire le tour du caillou ou à interagir avec ce minuscule univers. Si l’on se prête au jeu, techniquement bluffant, l’expérience reste convenue d’un point de vue narratif, ce qui n’est pas le cas de la seconde, Ceci est mon cœur, conte comme nul autre pareil, «immersif» pour Nicolas Blies, coréalisateur avec son frère Stéphane, et «méditatif» selon Marion Guth, productrice chez a_BAHN.
Les larmes de Venise
À cela, rajoutons le terme «bienveillant» quand on la voit s’occuper avec soin des visiteurs, au pied du rideau noir qui masque l’œuvre. Dans un chuchotement, elle indique : «Il n’y a pas de bonne, ni de mauvaise manière de s’approprier l’espace.» Une fois déchaussé, le public peut en effet déambuler librement sur une moquette de 110 m2 ou choisir de s’assoir sur des poufs posés ici et là. Sur ses oreilles, un casque audio, et autour de lui, un film qui s’amuse des effets de transparence, projetés sur plusieurs toiles à la fois. Emmitouflé dans une sorte de poncho psychédélique aux lumières qui s’agitent au gré du rythme et du son, l’auditoire, composé de huit personnes au maximum, peut alors profiter de l’histoire. Avant cela, Marion Guth apporte une dernière recommandation : «Pour ceux qui pourraient être touchés par l’œuvre, on a des mouchoirs en papier à disposition!» Et du temps, «entre deux représentations», pour parler, au besoin.
Stéphane Hueber-Blies, comme son frère, sont aussi là pour prêter une épaule réconfortante. Ils promettent même d’être tous les jours au Cercle Cité durant la durée de l’exposition. «C’est un peu comme une performance!», disent-ils, devenue nécessaire à la vue des réactions que suscite leur film. Auprès des professionnels d’abord : «À chaque marché où l’on présentait le projet, la moitié d’entre eux venaient nous voir pour dire quel courage on avait eu pour exposer à tel point notre fragilité.» Auprès du public ensuite, comme à Venise où parmi les 650 visiteurs, une est sortie en larmes au milieu de la projection, et «plein d’autres» ont ressenti le besoin de se poser après, un quart d’heure, pour «récupérer» de leurs émotions. «Ça a été une révélation : quand vous choisissez les bons mots, à la bonne place, la connexion se fait!» Et les traumatismes se partagent.
De l’intime à l’universel
Car oui, il est bien question de blessures qui, souvent, s’enracinent durant l’enfance et, à moins de les affronter, s’infusent toute la vie dans la tête et le corps. Ainsi, Stéphane Hueber-Blies a été abusé sexuellement à l’âge de neuf ans, tandis que Nicolas a connu la maladie jeune. Il précise : «Nos histoires sont différentes, mais les mécaniques de rejet, d’autodestruction, de déni et d’isolement social ont été les mêmes pour l’un et l’autre.» Son frère prend le relais : «On devait déculpabiliser notre corps pour retrouver l’amour, se réconcilier avec lui pour vivre mieux.» Le premier pas pour comprendre «pourquoi on se détestait autant» arrive lors d’un stage de théâtre aux effets «thérapeutiques». Et après avoir «évacué» leurs démons, la cicatrisation s’opère avec Ceci est mon cœur, déballage intime devenu universel à travers «le regard des autres». Car «on est tous des gens blessés. Pourquoi alors se sentir seul?»
On est tous des gens blessés. Pourquoi alors se sentir seul?
Afin de ne pas s’apitoyer sur leurs sorts et de garder à l’esprit «ce rapport à autrui», la fratrie a fait des choix forts. D’abord celui de l’«expérience collective», avec ce «vidéo mapping» qui privilégie l’immersion et les rencontres à l’«interactivité ludique», quitte à rendre le projet plus contraignant (d’un point de vue technique, mais également en termes d’exploitation, de distribution…). Ensuite en prenant de la «distance» par rapport à leurs vécus grâce à l’outil qu’est la fable, par essence moins personnelle et plus poétique. À l’écran, cela se matérialise par des personnages sans nom, ni traits bien distincts. Idem pour la narration, elle aussi dans le vague en n’évoquant pas de lieu, ni de traumatisme précis. «Ça peut se passer partout, et pour tout le monde!», synthétise Stéphane Hueber-Blies.
Un gâteau à plusieurs couches
Concrètement, Ceci est mon cœur est à voir comme un puzzle, ou plutôt à un gâteau à plusieurs couches, patiemment assemblé durant trois ans. Il y a eu, pour commencer, le texte, raconté dans une sorte de «spoken word» fait de «répétitions et d’allitérations». C’est lui qui donne le tempo, sur lequel vont ensuite se caler la musique, puis les visuels et les vêtements connectés. «C’est une chorégraphie, une partition», poursuit le réalisateur. À cette œuvre «sonore et rythmique» s’ajoute encore un visuel de très haute tenue. Ce que l’on croit être au départ des dessins sont en réalité des «images d’archives familiales, épurées et retravaillées». «C’est important d’avoir cette matière réelle, puisque c’est nous!», explique-t-il, bien qu’en lui donnant volontairement une esthétique plus abstraite, il s’agit aussi de prendre en compte tout le monde. «Ça permet au public de se projeter plus facilement dans l’histoire. Mieux : de se l’approprier.»
Que ce dernier se rassure : l’expérience, qui court sur 35 minutes et bénéficie de la compétence du studio Velvet Flare, esquive le pathos et le sentimentalisme pour célébrer, le cœur gros, la réconciliation et l’acceptation de soi. La forêt, très présente dans le film pour être le lieu d’origine d’une douloureuse affliction, laisse la place à un grand bain, symbole d’une renaissance en gestation. Quant au réquisitoire parfois dur du narrateur, évoquant tout le malaise d’avoir un corps «tordu», défectueux, il s’achève sur des rires d’enfants. Le message est clair : l’humain est vulnérable, mais il peut dépasser cette condition en se «reconnectant» à lui-même. «Ça a marché pour nous!», sourit Stéphane Hueber-Blies qui va prêcher ces prochains mois la bonne parole à Londres, Cardiff, Montréal, Paris et Taïwan. Une tournée qui, une fois encore, posera à l’étranger la réputation de la VR «made in Luxembourg». Gageons qu’elle en fasse autant à la maison.
«Entre réflexions et immersion» Jusqu’au 6 avril. Cercle Cité – Luxembourg.
«Immersive Pavilion» Du 5 au 23 mars. Neimënster – Luxembourg.