Après «Folklore», le Centre Pompidou-Metz enchaîne avec une seconde exposition d’envergure, celle-ci consacrée à Yves Klein (1928-62) qui, avec une poignée d’autres artistes, a cherché à s’évader du monde matériel pour s’inventer de nouvelles utopies.
Comprendre le travail d’Yves Klein, peintre majeur du XXe siècle, célébré pour son fameux bleu outremer, c’est plonger dans les affres de l’après-guerre, les paysages dévastés, les décombres fumants, la grisaille d’un monde et, en arrière-plan, la folie des hommes. Aux obus et aux villes calcinées, le peintre, dès 1946, répond d’emblée au chaos ambiant par un geste symbolique, s’appropriant l’envers du ciel comme «sa plus belle et plus grande œuvre». Dès lors, il n’aura d’yeux que pour cette surface, pure, et, surtout, cet infini de possibles que lui offre cet espace inépuisable.
Une aventure cosmique – et monographique – qu’il va alors traverser telle une étoile filante (il meurt à 34 ans). Sept petites années, plus de mille tableaux, de l’audace et d’inventives collaborations lui permettront d’asseoir une philosophie qu’il ne quittera jamais : faire sortir de ses gonds et révolutionner le monde matériel étriqué dans ses limites en invitant l’air, le vide et le cosmos dans ses toiles et performances.
En somme, prendre de la hauteur, privilégier l’intensité, vitale, à la simple représentation artistique, et construire une nouvelle histoire sur les cendres de la précédente. Une mission qui va vite trouver un écho favorable chez d’autres, en Allemagne (groupe ZERO), en Italie, au Japon (groupe Gutai), également marqués dans leur chair par le conflit et motivés à l’idée de réinventer le rapport de l’homme au monde, après la «tabula rasa» de la guerre. C’est cette confrontation pacifique que détaille ici, en neuf sections, le Centre Pompidou-Metz, retrouvant pour l’occasion son ancienne directrice, Emma Lavigne, en tant que commissaire d’exposition.
Dès l’entrée, l’intention est claire, avec deux grands tableaux qui se répondent de toute leur force : ceux de Kazuo Shiraga et d’Yves Klein, l’un rouge, l’autre bleu, mais témoignant ensemble d’une bataille, sanglante, qui a eu lieu. Les corps pulvérisés par les bombardements doivent alors renaître. Celui de l’artiste japonais laisse éclore la forme au contact de ses pieds, suspendu à une corde comme si le sol était souillé. Yves Klein fait de même avec ses Anthropométries, empreintes laissées sur la toile par des modèles féminins nus recouverts préalablement de pigments. Des Venus sans tête, ni bras, ni pieds, en lévitation, mais affirmant, dans une simple trace, leur survie.
C’est dans cette même idée de renaissance que ces créateurs se tournent vers le monochrome blanc, figure actée par Kasimir Malévitch en 1918 dont ils poussent plus loin les interprétations. De 1961 à 1966, une dizaine d’expositions collectives s’emparent du thème, résumées à une phrase qu’Albert Camus a sortie pour l’une d’elles : «Au vide, les pleins pouvoirs !». Qu’il connote l’invisible, l’infini, le silence, l’espace ou la lumière, le blanc permet la libération totale de la surface. Lucio Fontana en fera son Manifeste, ouvrant la voie au spatialisme et aux œuvres éventrées, percées.
Qu’ils se nomment Enrico Castellani, Piero Manzoni, Claude Bellegarde, Günther Uecker ou encore Heinz Mack, chacun ira de ses expériences, donnant du relief à la toile (entaille, déchirure, pliure…) ou la martyrisant (tissu, clou…). Tout est donc effacé. Reste à reconstruire. L’un d’entre eux, Otto Piene, se demandera même, téméraire, «quand ferons-nous un trou dans le ciel?». La réponse arrive par le feu, qui attaque la toile, la crée, la sublime. Une combustion douce (à la bougie) ou intense (au lance-flammes) qui accouche parfois d’astres noirs, rappelant que, derrière ces explorations, gronde la course à l’armement nucléaire et à la prolifération d’autres soleils artificiels.
Je vais entrer dans le plus grand atelier du monde. Et je n’y ferai que des œuvres immatérielles
Comme libérés de la pesanteur, Yves Klein et ses contemporains ne cessent de regarder vers le haut. Dans une forme d’idéalisme libertaire, ils conçoivent ainsi le ciel comme un bouclier immatériel et spirituel face aux multiples dangers endogènes. Et tandis que 1001 ballons bleus s’envolent dans le ciel de Paris, au sol, la créativité tutoie aussi des sommets : des formes légères naissent, les sculptures deviennent gonflables et magnétiques, l’architecture se réinvente, visant à construire la ville de demain à partir d’éléments naturels (feu, air, eau).
D’immenses maisons cosmiques, aux espaces suspendus et aux visions utopiques, qui n’empêchent pas les préoccupations terrestres. C’est d’ailleurs dans le désert, où les cosmonautes s’entraînent et les essais atomiques s’agitent, que ces artistes célèbrent la nature et ses éléments, intégrant désormais dans leur travail ces phénomènes, flirtant alors avec le hasard, l’inachevé, voire l’informe (confère le monumental Sahara-Projekt de Heinz Mack). Entre le visible et l’invisible, la terre et le ciel, le corps humain et le cosmos, il n’y a qu’un pas. Sadamasa Motonaga, lui, choisit un entre-deux avec son arc-en-ciel fait de longues membranes emplies de liquides colorés, sorte de cocons qui promettent l’éclosion de la couleur.
Le voyage vers l’infini et l’au-delà s’achève dans l’obscurité de l’espace, celui d’où Youri Gagarine, en 1961, a vu le bleu de la Terre. Dans cette atmosphère trop tranquille, qui évoque aussi bien la peur que le doute, Otto Piene réenchante la pénombre, tel un chorégraphe de la lumière, tandis que Günther Uecker, avec ses splendides roues à clous, semble égrainer les minutes avant la prochaine catastrophe.
Avant la mort de l’humanité, Yves Klein, tel un fossoyeur, décidera de celle de l’art traditionnel, qu’il place sous une stèle funéraire (Ci-gît l’Espace, 1960). Deux ans plus tard, soit quelques semaines avant sa mort, il posera à côté de cette œuvre, comme pour conjurer le sort. En vain. Sa quête de la beauté à l’état invisible se poursuivra «dans le plus grand atelier du monde», comme il le confie, dans un dernier souffle, à un ami, où il n’y fera, sûrement, «que des œuvres immatérielles».
Grégory Cimatti
«Le ciel comme atelier, Yves Klein et ses contemporains»
Jusqu’au 1er février 2021.
www.centrepompidou-metz.fr