De l’idée soumise par l’ASTI d’une exposition retraçant les regards multiculturels du Luxembourg sous l’objectif de Norbert Ketter, le Cercle Cité a répondu en intégrant le passionnant travail sur la mémoire de l’artiste Sophie Feyder.
Que nous dit le regard, quelles sont les limites de ce qu’il est capable d’exprimer ? C’est une question fondamentale pour les photographes qui ont fait leur spécialité du portrait ou de la photo de rue. Une question qui nous induit automatiquement à nous en poser d’autres, dans ce face-à-face où l’énergie dégagée par ces yeux figés pour l’éternité renverse les rôles. Qui est le regardeur, qui est le regardé ?
Ces prochaines semaines, on verra souvent, dans les rues du pays, la saisissante photo qui sert d’affiche à l’exposition du Cercle Cité «Le studio photo de la vie». Réalisé par Norbert Ketter (1942-1997), le cliché non daté d’une jeune femme à Luxembourg pourrait bien être le photogramme d’un film de la Nouvelle Vague française, avec ce visage doux qui contraste avec un regard franc, perçant. «Les fenêtres de l’âme», a-t-on souvent répété. Mais si ces yeux laissent entrer les sentiments dans l’objectif, ils ne laissent passer aucun indice sur l’identité ou la vie de ces gens.
Les portraits de Norbert Ketter, explique Françoise Poos, commissaire de l’exposition, sont dans la continuité de l’idée d’espace qui habite son œuvre. Ici, il n’est plus géographique mais «social, voire sociologique», en particulier dans sa série emblématique «Des hommes et des images» (1992), dont de nombreuses photos exposées au Cercle Cité sont tirées. C’est le regard du citoyen luxembourgeois à l’intérieur d’une société multiculturelle, où se côtoient toutes les classes sociales, qui est représenté. Celui d’une jeune femme à la fête foraine, d’une femme seule à la table dans une salle de danse, d’un groupe de personnes dans un bar populaire de Luxembourg, d’un couple de retraités assis à la terrasse d’un café…
Démarche anthropologique
Cet intérêt pour l’aspect multiculturel de la société est la raison pour laquelle l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) a souhaité rendre hommage, pour son 40e anniversaire, à Norbert Ketter, artiste à qui l’association est «très liée», dit Françoise Poos. «L’empathie dans le regard du photographe permet à celui qui regarde de construire sa propre histoire, voire de s’y reconnaître», ajoute-t-elle.
Mais la disparition de Norbert Ketter en 1997 a laissé un vide dans la représentation du paysage social luxembourgeois, alors qu’à partir des années 1990, rappelle la commissaire, «le phénomène multiculturel ne cesse de s’amplifier». Aussi, l’exposition, qui se déroule en deux temps, invite aussi dans cette danse du regard l’artiste et chercheuse Sophie Feyder, qui pousse cette démarche anthropologique plus loin avec l’œuvre protéiforme And They Lived Happily Ever After. Ce que les modèles impromptus de Norbert Ketter ne racontent pas, Sophie Feyder l’explore en profondeur.
Tout est parti d’une question : que deviennent les immigrés une fois installés dans leur terre d’accueil ? «Pour beaucoup de ces gens, trouver leur place dans le monde est une lutte interne», dit l’artiste luxembourgeoise vivant à Bruxelles. «Il m’intéressait de savoir quel lien ils ont gardé avec leur pays d’origine.» Le projet est né avec deux photographies : celle de sa mère, Joanna, une Péruvienne qui est passée par New York et Genève avant de s’installer, il y a 40 ans, au Luxembourg, et d’Hélène, une amie proche qui a quitté le Togo pour la Belgique il y a 20 ans, «mais qui n’a jamais défait ses valises». L’une continue de vivre «à la péruvienne» sans jamais y être retournée, l’autre dit ne se sentir jamais aussi heureuse que lorsqu’elle laisse la Belgique derrière elle pour revenir sur ses terres. Et, entre les deux, autant de nuances et d’histoires différentes qu’il y a de personnes photographiées.
Mises en scène
L’idée de «studio photo» qui lie les deux artistes renvoie irrémédiablement à la notion de mise en scène. Chez Norbert Ketter, «rien n’est laissé au hasard», dit Françoise Poos. À l’instar du fameux cliché qui rappelle les films de Godard, Eustache ou Rivette, d’autres semblent puiser leur inspiration dans la photo de rue américaine (une superbe photo d’enfants jouant devant un mur tagué à Luxembourg, une autre image d’enfants devant un café, l’un d’entre eux pointant un pistolet en plastique vers l’objectif) ou française (les scènes de café, des jeunes filles de dos, courant sur le parvis de la gare d’Esch).
Sophie Feyder, pour sa part, laisse un peu le hasard s’immiscer dans son projet, en laissant à ses «témoins» le libre choix des accessoires qui représenteront leur pays d’origine, et leur place sur la photo. Ainsi, Hélène «assoit» sa valise sur une autre chaise, à égalité avec elle; Marinelli, immigré italien au Luxembourg, a choisi de tourner sa deuxième chaise dos à lui, laissant symboliquement son pays d’origine derrière. Et, en clôture de l’œuvre, l’artiste intègre un dernier personnage en vidéo : Robi, son oncle luxembourgeois, qui «retrace le parcours de son propre pays qui a profondément changé au cours des années», avec la disparition d’une grande partie de son monde rural, et «d’une classe sociale qui a disparu». Un autre type de regard, qui pourrait peut-être ouvrir la voie à une nouvelle œuvre…
«Norbert Ketter, Sophie Feyder. Le studio photo de la vie», jusqu’au 26 juin. Cercle Cité – Luxembourg.