Panorama non exhaustif de la scène contemporaine luxembourgeoise, l’exposition «Freigeister» souligne l’importance des artistes nationaux dans les questions de société. Fidèles à eux-mêmes, ils composent une exposition hors normes au Mudam.
Après les expositions rétrospectives «Atelier Luxembourg – The Venice Biennale Projects (1988-2011)» (2012) et monographiques dédiées à Bert Theis («Building Philosophy – Cultivating Utopia», 2019) ou Jean-Marie Biwer («D’après nature», 2020), le musée d’Art moderne Grand-Duc-Jean poursuit son grand état des lieux de l’art contemporain au Luxembourg. Avec un projet particulièrement ambitieux, dont l’approche curatoriale même s’inscrit dans une démarche artistique, en résonance avec l’idée de dépasser les frontières, laquelle est chère aux quatorze artistes exposés. «Freigeister», visible jusqu’au 27 février 2022, «s’inscrit dans la grande tradition (du musée) de donner à voir la vitalité et la richesse de la scène artistique luxembourgeoise», a indiqué Suzanne Cotter, en même temps qu’elle «correspond au quinzième anniversaire du Mudam». «C’est quelque chose de très spécial», a poursuivi la directrice du Mudam. «L’exposition donne de la visibilité à une génération d’artistes luxembourgeois, chacun avec une pratique distincte.»
Ainsi, quatorze artistes, nés entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980, forment le corpus de cette exposition dont «le souhait n’est pas d’être une exposition panoramique ni de tirer un bilan», précise Clément Minighetti, qui assure, à exposition exceptionnelle, un commissariat exceptionnel, aux côtés de Sarah Beaumont, Marie-Noëlle Farcy et Christophe Gallois, tandis que Valérie Tholl, responsable du service des publics, est la tête pensante derrière un «Abécédaire» qui accompagne l’exposition, réalisé pour «expliquer les notions complexes du Luxembourg», indique cette dernière. Il s’agit avant tout d’un endroit de liberté(s) et de curiosité(s); en se défendant d’être exhaustive, l’exposition n’en préserve pas moins l’idée générale que le Luxembourg est une terre d’exception culturelle. Clément Minighetti : «Figure tutélaire de l’art contemporain luxembourgeois, Bert Theis a quitté le Grand-Duché pour développer son art. Aujourd’hui, les artistes n’ont plus ce besoin.»
Investir les débats actuels
De Daniel Reuter à Marco Godinho, de Sophie Jung au duo Karolina Markiewicz et Pascal Piron, les «esprits libres» exposés brillent à première vue par la diversité de leurs pratiques : dessin, installations, peinture, photographie, réalité virtuelle… En soulignant «l’importance du rôle de l’artiste dans la société», dixit Clément Minighetti, les œuvres réunies dans «Freigeister» sont autant de «fragments d’une scène artistique au Luxembourg et au-delà» (selon le titre complet de l’exposition), et ont été choisies, selon la directrice, dans «un élan de réflexion et de créativité». Elles se suivent mais ne se ressemblent en rien; c’est aussi le propre d’une exposition qui vise à montrer et promouvoir une scène qui investit de mille manières les débats de la société actuelle.
Il y est bien sûr question du covid-19, point de départ, pour Karolina Markiewicz et Pascal Piron, de l’«expérience méditative en réalité virtuelle» qu’ils proposent. «C’est un projet qui a démarré autour d’un apéro Zoom avec des amis, entre Luxembourg et Taïwan. Les discussions prenaient la forme d’une grande réflexion sur le futur», expliquait Karolina Markiewicz en présentant ce «projet unique» guidé par un chorus de voix composé de fragments de discussions, qui ne sera jamais deux fois le même pour les visiteurs. Dans la galerie adjacente, Marco Godinho a créé un tapis à partir de tuiles – celles de sa propre maison – réduites en poussière, avec l’inscription suivante, fortement évocatrice : «Home is no longer warm / Waiting for your return» («La maison n’est plus chauffée / Dans l’attente de ton retour»). De son côté, Daniel Wagener a joué autour de l’idée du confinement et des activités que l’on a pu se découvrir; la plus symbolique ayant été de faire son propre pain, ce que l’artiste propose de faire… au musée! «J’ai longtemps voulu avoir un four à pain dans mon jardin, raconte-t-il. Quand le confinement a commencé, je me suis dit que c’était le moment. En fait, j’ai appris à construire mon propre four à pain avant même d’apprendre à faire du pain!» Avec son four, construit sur place et installé à l’extérieur du musée, l’art retrouve des fonctions pratiques et se confère même des fonctions vitales. La curieuse œuvre, par ailleurs, n’est pas seulement à observer et à déguster : Daniel Wagener invitera tous les week-ends, jusqu’à la fin de l’exposition, les visiteurs à faire du pain avec lui.
Un langage propre
La force de «Freigeister», que l’exposition porte jusque dans son titre, est de proposer une multitude de regards sur les questions actuelles de société, pour se poser comme une célébration de la liberté de ton et des points de vue. L’ancrage territorial des artistes se décline ainsi à plusieurs niveaux : le photographe Daniel Reuter, «né à Trêves et (qui a) vécu vingt ans au Luxembourg», propose avec la série de photographies The Visitor d’amener avec lui au Grand-Duché des morceaux de Reykjavik, en Islande, où il vit toujours aujourd’hui (même si l’artiste précise qu’il est «revenu il y a huit ans, avec le sentiment d’être un touriste, un témoin du changement»). Jeff Weber, qui vit et travaille à Berlin, est présent dans l’exposition avec un très beau portrait en noir et blanc de l’artiste Suzanne Lafont, filmé en partie à l’intérieur de la galerie Erna Hecey, au Pfaffenthal, qui représente les deux artistes.
Dans un tout autre état d’esprit, Aline Bouvy pose son regard décalé sur d’autres questionnements avec Insert Your Card, soit un (faux) distributeur automatique de billets qui projette une animation à l’humour doucement «trash», dénonçant «le langage infantilisant de la part du monde de l’entreprise». Filip Markiewicz, à son tour, explose toutes les conventions avec une installation à la gloire de son projet transmédia Ultrasocial Pop, mélangeant peinture, sculpture, musique, art vidéo et architecture; une «expo dans l’expo», dont se rapproche la «Constellation expérimentale» de Catherine Lorent, et ses œuvres qui traversent vingt ans de travail et qui lient l’art performatif et pictural, dans une démarche quasi punk, avec du collage, du détournement d’objets, du coloriage au feutre…
À travers les deux galeries qui forment l’exposition «Freigeister», grandit toujours plus fort dans l’esprit du visiteur l’idée d’un paysage qui change, qui s’affranchit autant des barrières esthétiques que des frontières géographiques, avec, comme éléments de réflexion transitoires, les propositions plus méditatives de Nina Tomàs, Lauriane Bixhain ou Sophie Jung. La force de cette idée réside dans le fait même que les artistes exposés gardent un lien très fort avec le Luxembourg, finissant de définir le pays comme une terre d’accueil et d’ouverture, en même temps qu’il doit compter comme une zone où l’art a ses propres langages, ses propres préoccupations, qui sont loin d’être déconnectées de la réalité. Pour accompagner l’exposition, Suzanne Cotter précise que la publication Freigeister, qui sert à la fois de catalogue de l’exposition et d’objet complémentaire – avec des textes de Jean Portante, Nathalie Roelens ou encore Carole Schmit –, entend bien «devenir la publication de référence en ce qui concerne l’art contemporain au Luxembourg».
Valentin Maniglia
Jusqu’au 27 février 2022.
Mudam – Luxembourg.