Karolina Markiewicz et Pascal Piron retrouvent «PFH*», exposition immersive coupée du public depuis deux mois. Contrairement à quelques ajustements nécessaires, imposés par les normes sanitaires, les réflexions proposées, elles, restent intactes.
Début mars, l’expérience a tourné court. Une semaine, et puis plus rien. Avec sa sirène, obsédante, en guise de fond sonore, et ses voix entêtantes, soliloquant sur l’être humain et ses capacités à se mobiliser, comme à se rétracter, «PFH*» (NDLR : le «PFH» est ce qu’on appelle au Québec le «putain de facteur humain»), dans un symbole, portait en elle l’avertissement de la crise sanitaire qui allait tout chambouler et ses insinuations d’y faire face. On est dans un moment d’Histoire très intéressant», suggérait, il y a presque trois mois, Karolina Markiewicz, dans une justesse qui doit certainement aujourd’hui la dépasser.
À la grâce de la réouverture des musées et institutions culturelles au Luxembourg, elle retrouve, avec son acolyte artistique, Pascal Piron, leur exposition, mise sur pied dans un élan, justement, collectif, qui prend conséquemment une forme multiple : de la réalité virtuelle (Gil Pinheiro), de la musique (Kevin Muhlen, Ásta Sigurðardóttir), des voix (Elisabeth Johannesdottir, Amandine Truffy), le tout chapeauté par le collectif Sonic Invasion, afin que la proposition soit la plus immersive possible.
Reste, parmi ces «invités», la figure centrale qu’est la danseuse Yuko Kominami, dont le corps a été modélisé, transformé pour l’occasion en deux déesses géantes. «C’est étrange d’être confronté à soi- même», lâchait alors l’intéressée dans un sourire.
«Petites peintures abstraites digitales»
«PFH*» est à voir comme un théâtre antique, lieu où les réflexions s’échangent, que l’on pénètre de la pointe des pieds, comme si l’on franchissait l’une des huit portes d’Ishtar, protégeant la cité intérieure de Babylone. Les deux immenses portraits passés, on plonge dans un monde fait de peintures, de projection, d’écriture, d’images documentaires retravaillées. Si deux anciennes vidéos évoquent «poétiquement» l’Holocauste et le nationalisme, toujours vif dans certains pays européens, c’est surtout deux pièces, réunies autour d’un long tunnel, qui attire l’œil.
La première compile, sur de minuscules écrans, des vidéos de manifestations, et par extension, de confrontations avec la police : «gilets jaunes» en France, protestations dans les rues d’Iran ou de Hong Kong… Dans un flux continu, ces images s’altèrent progressivement, pour ne laisser au final que des cris et des silhouettes. Autant de «petites peintures abstraites digitales» devant lesquelles on perd ses repères, saturé comme elles.
«Qui affronte qui? Qui a raison? Qui prend position?», résume Karolina Markiewicz, rappelant la thématique qui agite «PFH*» : le rôle historique de l’être humain, son héroïsme comme la raison de son désengagement répétitif qui s’est traduit par de nombreux massacres au fil des siècles.
C’est là qu’entre en jeu la seconde œuvre, vidéo où l’on retrouve et l’incontournable Yuko Kominami, dédoublée pour appuyer l’opposition entre le bien et le mal, propre à l’Homme, «capable de construire Notre-Dame de Paris et le camp de concentration d’Auschwitz», dixit Karolina Markiewicz. Deux Gorgones, allégories de cette dualité, qui, au ralenti, s’avancent l’une vers l’autre, prêtent au combat, mais s’arrêtant avant l’ultime assaut.
«Affrontement égoïste et baiser généreux»
«La confrontation n’a pas lieu à l’écran, mais dans l’esprit» du public, commentait Pascal Piron. En mars, le visiteur, muni d’un casque VR (réalité virtuelle), se retrouvait ainsi au centre de l’action, pouvant entendre les réflexions de ces déesses autrefois pétrifiées. Dès lors, mesure sanitaire oblige, il vivra le moment sans contact, entre deux rideaux tendus qui conservent cet effet miroir, indispensable à l’argumentation. «Ce n’est pas idéal», soutenait hier l’artiste, qui, face à l’autre problème qu’est la distanciation, propose même des visites guidées d’une demi-heure en «livestream» via Zoom et FaceTime.
Des résolutions qui ne trahissent cependant pas les propos, et continuent de porter ces réflexions tous azimuts sur l’humain, entre «affrontement égoïste et baiser généreux». Face au Covid-19 et ses nombreuses implications futures, la suggestion en effet est intact, voire plus sensible encore : doit-on s’engager et faire face? Ou regarder ailleurs, esquiver, et recommencer comme avant, avec les mêmes erreurs?
Sans juger, «PFH*» arrête le temps, ouvre une respiration et place l’individu devant ses conflits intérieurs. Mieux, fin juillet, il présentera aux plus indécis une publication aux précieuses contributions historiques, philosophiques et sociales (signées Jill Gasparina, Bruce Bégout, Laura Kozlik, Roland Gori, Michel Reilhac, Anne-Laure Oberson). Son titre : «Précieux facteur humain». Une invitation à se réinventer avec optimisme, et enthousiasme.
Grégory Cimatti
CNA – Dudelange. Jusqu’au 26 juillet.
Karolina Markiewicz : «C’est par la réflexion que tout commence!»
Voir fermer son exposition après seulement une petite semaine, est-ce difficile à vivre?
Karolina Markiewicz : Au départ, comme tout le monde, la pandémie, et comment s’organiser vis-à-vis d’elle, a pris toute la place. C’est seulement lorsque les choses se sont un peu calmées que l’on a repensé à cette exposition. Que dire de plus qu’elle nous a manqué… Avec Pascal, lorsque l’on expose, on aime aller à la rencontre du public, voir ce qu’il en pense. Surtout que « PFH* », on la voit comme un terrain de réflexion, une confrontation d’idées. Sans débat, c’est franchement triste…
Quelles auraient été vos réflexions si « PFH* » avait été réalisé après la crise sanitaire?
Dans le fond, je pense que l’on n’aurait rien touché. Mais sur la forme, oui, on l’aurait présenté différemment. La crise sanitaire a amené à un questionnement, central dans le travail des artistes comme des curateurs : comment doit-on envisager, aujourd’hui, les expositions, et, dans le même sens, comment proposer des contenus artistiques qui puissent être plus libres, et circuler avec plus d’aisance? C’est quelque chose à repenser après cette pandémie. Le week-end dernier, par exemple, on a participé à la réouverture du musée ZKM à Karlsruhe (Allemagne). Du matin au soir, on pouvait y suivre des discussions – philosophiques et scientifiques –, des visites guidées à distance ainsi que des projections de films, en lien avec l’exposition en place (NDLR : « Critical Zones »). C’était incroyable! Et inspirant.
Avec « PFH* », vous invitez le public à réfléchir aux notions d’humanité, de mobilisation collective. Qu’espérez-vous désormais d’un monde qui doit se remettre en question à la suite de cette pandémie?
Il faut absolument écouter les jeunes, sur le climat, mais aussi la politique… Il faut leur faire confiance, les regarder, les soutenir, les porter, et s’investir avec eux. Car ce n’est pas que leur combat, mais celui de tous! Moi aussi, je veux transformer, à mon niveau, ce monde. Personne n’a envie de retrouver la normalité d’avant la pandémie. Il faut que l’on se reconnecte ensemble, dans nos différences, se dire qu’il y a d’autres réalités, d’autre souffrances. C’est vrai, on n’est pas des politiciens, juste des artistes qui créent et posent les bases d’une réflexion. Mais c’est bien par elle que tout commence!
Recueilli par G. C.