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[Exposition] L’autre histoire du «computer art»


Le Mudam met en lumière les pionnières de la création artistique par ordinateur avec «Radical Software», sa passionnante exposition de rentrée.

Sous le pinceau de Deborah Remington, la machine informatique est un mélange de masses froides, sombres, mais aux bords rouges et coupants, qui surgissent de l’ombre pour fusionner dans un halo de lumière. Lorsque la peintre américaine réalise Merthyr (1966), l’une des toutes premières œuvres à voir dans le parcours de l’exposition «Radical Software : Women, Art & Computing 1960-1991», l’ordinateur est encore cet énorme dispositif qui occupait une pièce entière, et qui était réservé à certains usages de pointe : «organisations militaires et gouvernementales, laboratoires scientifiques, grosses entreprises…», énumère Michelle Cotton, commissaire de l’exposition.

L’avènement de l’ordinateur personnel n’ayant pas encore eu lieu, la machine porte en elle cette part de mystère qui intrigue, qui inquiète, qui fascine. «À cheval entre l’abstraction et l’art figuratif», la toile de Remington, précise-t-elle, se veut «une imagination de l’intérieur de la machine», de ce qui la compose. Les couleurs, les formes et la symbolique évoquent l’appareil génital féminin, comme une manière de donner vie à cette autre machine que l’on dit désincarnée. Ainsi naît une autre histoire du «computer art».

Revendiquant la lourde tâche de raconter pour la première fois, et en profondeur, les prémices de l’art digital à travers une perspective féminine, l’exposition de rentrée du Mudam présente ainsi plus d’une centaine d’œuvres réalisées en l’espace de 30 ans, jusqu’au début de l’internet public (World Wide Web) en 1991.

Les travaux exposés sont «en majorité réalisés à l’aide d’un ordinateur», mais pas seulement. Le «computer» («machine à calculer», dans son sens originel), loin d’être utilisé exclusivement comme un outil par ces artistes, apparaît aussi comme une «source d’inspiration» (ici, Deborah Remington) dont l’influence peut s’étendre jusque dans le geste de l’artiste (la pratique performative de l’écriture chez l’Allemande Hanne Darboven imite le fonctionnement d’une machine automatisée).

Zéros et uns

Dans l’art digital naissant des années 1960 et 1970, la problématique générale tend à la découverte – donc à la compréhension – de la machine. De fait, «l’écriture et le texte, via les codes, les zéros et les uns, occupent une grande partie de cette exposition», prévient Michelle Cotton. On y rencontre le travail de Vera Molnár, qui programme la machine de telle façon qu’elle imite l’écriture de sa mère.

Et que dire de l’œuvre étrangement romantique d’Alison Knowles The House of Dust (1967), soit un poème généré aléatoirement par ordinateur selon les données et paramètres programmés par l’artiste? La commissaire analyse : «À une époque où l’informatique est encore largement identifiée à l’idée d’ordre, d’organisation de la société ou d’administration», les vers autonomes d’Alison Knowles représentent un rare exemple d’utilisation de l’ordinateur dans une perspective «ludique, joyeuse et poétique».

Photo : valentin maniglia

Elle note encore que, si beaucoup des travaux remontant aux années 1960 et 1970 ont effectivement été réalisés sur ordinateur, «les artistes ne pouvaient découvrir les œuvres qu’une fois imprimées». Bien sûr, l’«accélération des développements technologiques» va changer la donne. L’ordinateur devient plus petit, plus accessible, il commence à envahir la vie quotidienne.

Quand la production d’images électroniques devient possible, l’ordinateur n’est plus seulement l’outil de travail ou la source d’inspiration de l’artiste : il devient aussi le support de l’œuvre. Mais c’est bien avec une pointe d’ironie que les toiles numériques de l’artiste suédoise Charlotte Johannesson, qui en leur temps avaient dû être imprimées pour être exposées, sont enfin présentées à quelque 40 ans de distance «telles qu’elles ont été réalisées» : sur des écrans.

Femmes-machines et cyberféminisme

En filigrane de son point de vue inédit sur l’histoire du «computer art», l’exposition présente et tisse une histoire méconnue des recherches et développements technologiques en matière d’informatique, de cette envie de tester la machine, d’accompagner son évolution. Plus que la collision des mondes de l’informatique et de l’art, «Radical Software» met à jour la porosité qui existe entre les disciplines.

On y croise Inge Borchardt, une programmatrice informatique devenue artiste, dont le Mudam expose une série de dessins générés par ordinateur en 1966; Ruth Leavitt, qui a codé en 1977 son propre programme de modélisation 3D pour la réalisation d’une sculpture, et que l’on retrouve aujourd’hui à la base du logiciel Adobe Photoshop; ou encore Tamiko Thiel, artiste et chercheuse qui, au milieu des années 1980, s’inspire du cerveau humain pour élaborer le design de la Connection Machine, le premier superordinateur commercial, dont l’aspect donnera des idées à un certain Steve Jobs.

Autant de femmes-machines dont le travail, bien que déterminant, est resté dans l’ombre de leurs collègues masculins. Présentant Swimmer (1981), l’artiste américaine Rebecca Allen avoue avoir «toujours eu la sensation de (s)’immiscer dans ces environnements», laboratoires informatiques ou d’animation. Et cette première recréation par ordinateur du corps féminin en mouvement, conçue en réaction à une précédente modélisation «trop figée» (et réalisée par le directeur du laboratoire, Ed Catmull), semble toujours aussi révolutionnaire aujourd’hui.

En 1985, la philosophe Donna Haraway proclamait l’ère du «cyberféminisme»; au fil de cette nouvelle et passionnante chronologie des avancées technologiques, l’exposition du Mudam creuse son sillon. Certaines des artistes n’ont, elles, rien lâché. Ruth Schnell fustigeait «l’idée des rapports hommes-femmes qui nous étaient servis par le cinéma et les médias» dans l’œuvre vidéo Plüschlove (1984). À 68 ans, l’artiste autrichienne a abandonné il y a longtemps son ordinateur Commodore 64, mais sa façon d’aborder l’informatique n’a pas changé : «Aujourd’hui, j’incorpore l’intelligence artificielle à mes œuvres de la même manière : pour un usage critique.»

Jusqu’au 2 février 2025.
Mudam – Luxembourg.

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