Frauke Huber et Uwe H. Martin sont les deux photojournalistes à l’origine de l’exposition «Landrush», présentée pour la première fois dans son entièreté au CNA. Un voyage riche et intime qui expose les nombreux problèmes de l’agriculture mondiale.
L’espace d’exposition au Pomhouse est restreint, mais on y avance comme dans un labyrinthe, au milieu des dizaines d’écrans qui constituent la – triple – exposition de Frauke Huber et Uwe H. Martin «Landrush. Ventures into Global Agriculture». Pour ce travail tout aussi sinueux (et toujours en cours), les deux journalistes explorent depuis quinze ans les réalités du monde agricole à travers le monde, de l’Inde à l’Amérique, en passant par le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Brésil ou encore leur Allemagne natale.
Avec White Gold (2007-2012), les deux photojournalistes et vidéastes ont mené une enquête sur la production mondiale du coton et ses effets sociaux et écologiques. Un travail qui les a menés à repositionner leurs questionnements, explique Uwe H. Martin : «Le coton étant évidemment la fibre la plus commune de l’industrie textile, notre idée était de commencer dans les champs de coton et remonter toute la filière de la mode. Mais il est devenu clair pour nous que l’agriculture était bien plus importante que la mode.» Refusant de faire comme tant d’autres journalistes qui se sont emparés du sujet, c’est dans cette première étape, décisive, que s’est dessinée la suite de leur travail. «Si on regarde de plus près, poursuit Uwe H. Martin, l’agriculture est le plus grand mal que nous, collectivement, en tant qu’êtres humains, ayons causé à la planète. C’est l’un des principaux moteurs du changement climatique, c’est de loin le principal moteur de l’extinction des espèces et elle utilise plus de 70% de l’eau fraîche sur Terre. Par ailleurs, elle emploie plus de monde que dans n’importe quelle autre industrie.»
Questionnements tentaculaires
Voilà donc comment ce qui constitue l’exposition «Landrush», présentée ici pour la première fois dans son entièreté, est né : avec des constats qui ont mené à des interrogations, et des réponses qui ont mené à toujours plus de questions. Et ces questions, à leur tour, ont mené Huber et Martin à développer leur travail vers d’autres sujets, dans les volets Landrush (depuis 2011), qui regarde de près l’impact de l’agriculture à grande échelle sur les économies rurales, en Allemagne, au Brésil ou encore en Éthiopie, puis dans Dry West (depuis 2014), qui s’intéresse à la façon dont l’homme s’est accaparé l’eau dans l’Ouest américain, jusqu’à la dernière goutte, ou presque.
À œuvre tentaculaire, donc, exposition tentaculaire, et une visite qui s’expérimente de manière complètement aléatoire, démultipliant, par les seuls facteurs du sens de la visite et des vidéos sur lesquelles on choisit ou pas de s’attarder (chaque écran proposant une série de plusieurs vidéos à la suite et tournant en boucle), les questionnements du spectateur et son ressenti vis-à-vis des problèmes de l’agriculture mondiale. On peut ainsi démarrer White Gold avec ce couple de fermiers texans qui dit : «Regardez où nous en sommes aujourd’hui : rien n’a changé», traduisant leur évolution positive par la chance d’avoir pu garder le peu qu’ils ont, traverser Landrush avec les témoignages d’agriculteurs éthiopiens qui mettent en parallèle le contrôle par les investisseurs étrangers de la culture du blé et le blé vendu dans le pays, à des prix exorbitants et importé de l’étranger, et terminer Dry West par cette phrase cruelle d’un scientifique américain : «Tant que l’homme n’aura pas résolu le problème de l’eau dans le monde, il sera incapable de résoudre d’autres problèmes.»
Mais en visitant l’exposition, qui renferme près de dix heures de vidéos et des centaines de combinaisons différentes, «on peut y trouver des angles positifs», assure Uwe H. Martin. «Quelqu’un pourrait même sortir de la visite en pensant que tout va bien, selon la combinaison de vidéos qu’il a vues.»
Lente violence
Le travail de Huber et Martin aurait pu exister sous la forme de documentaires. L’exposition est un projet en soi, avec un but précis : «Il s’agit de l’un des sujets les plus fondamentaux qui soient. Nous le traitons de manière à ce qu’il touche le plus de monde, et à un niveau plus profond», détaille Uwe H. Martin. Sa forme morcelée, comme une sorte de collage géant, existe à travers toutes les histoires qui y sont racontées. «Le problème avec l’agriculture, c’est qu’elle amène déjà assez de conflits, entre les fermiers et les écologistes, entre les politiciens et les scientifiques… Personne ne s’écoute et c’est une grosse partie du problème. L’idée de cette exposition est de s’asseoir devant un écran et d’écouter les gens parler.» Dans le même ordre d’idées, la disposition des écrans est choisie pour que le spectateur, «quand il regarde une chose, voie sur les côtés qu’il s’en passe plein d’autres, connectées entre elles». «Ce qui se passe dans l’Iowa trouve des liens avec l’Éthiopie. On peut se plonger là-dedans et trouver des connexions croisées.»
Le format s’est imposé naturellement, donc, et encourage le spectateur, plus encore que dans un documentaire, à développer ses propres questionnements. Et ce, à travers un angle humain, concret, qui caractérise tout le travail de Huber et Martin depuis quinze ans : celui de témoignages personnels de fermiers et d’agriculteurs aux quatre coins du monde. «Les gens sont toujours la raison pour laquelle nous faisons ça», indique Uwe H. Martin. «Si vous voulez raconter une histoire complexe, il faut savoir trouver les connexions qui lient quelqu’un avec un emploi stable au Luxembourg à un fermier du Burkina Faso. Cela passe par une histoire personnelle, que l’on peut ressentir et à laquelle on peut s’identifier directement.»
Doucement, et à travers un sentiment de proximité, d’intimité et de confiance longuement construit par les deux photographes, on assiste à la lente violence du monde agricole en proie à un capitalisme destructeur, qui fait écho à la notion de «journalisme lent» de Huber et Martin, mais aussi à l’ouvrage de Rob Nixon Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (2011), qui est en lien direct avec ce que montre «Landrush». Uwe H. Martin : «Aujourd’hui, beaucoup de la violence qui existe dans le monde n’est pas seulement celle des armes, de la drogue et des cartels, c’est une violence structurelle de nos systèmes financiers et environnementaux, qui poussent les gens à bout. Pour montrer cela, nous utilisons une approche de journalisme lent. Ce qui nous intéresse, plutôt que l’actualité, c’est de construire une archive qui soit les fondations de ce qui deviendra, dans dix ou vingt ans, l’actualité.»
«Landrush» est visible depuis samedi et jusqu’au 29 août au CNA et sera complétée, à la mi-juin, par la publication d’un ouvrage. À cette occasion, Frauke Huber et Uwe H. Martin reviendront à Dudelange et accompagneront à nouveau cette exposition à la richesse inouïe. «Si l’on regarde la grande histoire, conclut Uwe H. Martin, beaucoup de sociétés dans le monde ont échoué parce que leur système agricole a échoué. Cela a même influencé la chute de l’Empire romain. Pour la première fois dans l’histoire, nous regardons cela au niveau mondial et en même temps, et tant d’éléments qui ont expliqué l’échec de ces sociétés se produisent en ce moment même. Si nous ne contrôlons pas notre agriculture, nous ne contrôlerons aucun des problèmes de l’humanité et nous ne vivrons plus sur cette planète d’ici deux ou trois générations. C’est une réalité.»
Valentin Maniglia
«Construire des solutions»
«Après quinze ans de « journalisme lent », ce dont nous avons vraiment besoin, c’est de l’espoir», explique Uwe H. Martin. Avec leur troisième série, Dry West, le déclic s’est opéré : face à l’assèchement de la Salton Sea, un lac salé situé en Californie que l’on voit, meurtri, dans l’une des dernières vidéos de l’exposition (les poissons n’y nagent plus et l’eau est polluée par le sel et les pesticides), Huber et Martin ont «acheté une maison en Californie du Sud». L’objectif, ici, dépasse le cadre de la photo et de la vidéo : «Nous avons monté un groupe d’architectes, de scientifiques et de spécialistes de la désalinisation de l’eau. Aujourd’hui, nous construisons une communauté durable dans le désert, qui utilise les déchets comme sources d’énergie. Nous utilisons le sel comme matériau pour construire des bâtiments entiers, voilà l’idée.»
Depuis 2007, le concept présenté dans «Landrush» s’est énormément développé et, aujourd’hui, le duo veut devenir actif. «En tant que journalistes, nous sommes très bons pour parler à différentes personnes et unir virtuellement leurs histoires. L’expérience que nous avons voulu faire ici est de voir ce qui se passe quand on les unit réellement et que l’on commence à construire des solutions. C’est la prochaine branche de notre projet, et je pense que c’est une partie de ce que sera le journalisme dans le futur», dit Uwe H. Martin.
V. M.