À travers des installations et sculptures aux airs farceurs, le duo scandinave transforme le Centre Pompidou-Metz en un espace labyrinthique et ludique. Une habitude chez ces deux pince-sans-rire qui voient la vie comme un grand jeu.
Bonne chance! Voilà une injonction qui accompagne parfaitement une exposition du Danois Michael Elmgreen et du Norvégien Ingar Dragset, facétieux duo qui, depuis le milieu des années 90, aborde la vie comme un grand jeu, mais avec des dés pipés et des règles encore à définir. Au cœur d’installations et de sculptures aux airs farceurs et ludiques, et aux multiples couches de narration, le public avance à tâtons, sans jamais vraiment savoir ce que lui réserve la salle suivante. Il s’y perd, s’y amuse, s’y questionne. «Notre point de départ, c’est la folie de la vie quotidienne!», lâche en chœur le tandem qui, au Centre Pompidou-Metz (CPM), s’offre trois espaces pour mieux parler de l’absurdité d’une époque. Et la critiquer en creux.
Notre point de départ, c’est la folie de la vie quotidienne!
Une hantise qui les habite depuis qu’ils se connaissent et qu’ils secouent le monde de l’art avec leurs œuvres en équilibre entre réalité et fiction. «Ils sont aussi merveilleux que troublants!», précise Chiara Parisi, la directrice du CPM. Leurs faits d’armes depuis plus de vingt ans en témoignent : il y a eu cette boutique Prada posée en plein désert texan, ce cadavre de collectionneur flottant dans un bassin à la Biennale de Venise, toutes ces étoiles de mer recouvrant la place Vendôme à Paris pour la FIAC, suggérant un immense raz-de-marée, ou encore cette foire d’art fictive organisée à Pékin. Même la Petite Sirène de Copenhague, symbole de tout un territoire, a eu droit à une variante «virile».
«Jeu de survie» grandeur nature
Éveiller les consciences, avec une bonne dose de mélancolie et d’humour, et ce, sans faire de leçons de morale, telle est l’ambition des deux complices, comme l’explique Michael Elmgreen, le plus loquace des deux : «Le monde est parfois cruel, c’est pourquoi on a besoin de magie!» Ils s’y appliquent et voient leur démarche comme «cathartique», bouée de sauvetage à laquelle s’accrocher pour éviter de couler dans une existence sans objectif clair ni mode d’emploi. Mais Ingar Dragset se veut rassurant : «Mais tout le monde se sent un peu perdu, c’est normal!» D’où cette exposition imaginée comme «un jeu de survie» grandeur nature, où il semble moins question de victoire finale que de redéfinir les règles.
De toute façon, selon eux, celles-ci sont faussées dès le départ : «Les politiques prétendent que chacun doit être capable de prendre son destin en main, alors qu’il y a plusieurs facteurs qui aident ou non à cela : le lieu de naissance, les origines, le genre, l’identité sexuelle…» Eux-mêmes homosexuels, ils savent bien de quoi ils parlent. D’ailleurs, dès la grande nef du musée, l’allusion est évidente avec cette vieille Mercedes où dorment, lovés, deux hommes en silicone. Sur la plage avant, des accréditations pour Art Basel. Derrière, une plaque d’immatriculation russe en référence aux discriminations dont sont victimes les personnes LGBTQ+ dans ce pays.
Acteur, intrus ou détective
Plus monumental, juste à côté, il y a cet immeuble qui ramène aussi à l’Allemagne où le duo a posé ses valises (ils travaillent à Berlin). On peut en faire le tour, apprécier tous les détails (graffitis, barbecue sur le toit…), mais pas y entrer. Si on sonne, personne ne vient ouvrir, et les fenêtres, elles, sont couvertes par des stores et des rideaux. Que s’y passe-t-il? Et où est l’Homme dans tout ça? Tout l’objet, le sens et le sel de cet univers à la fois familier et inquiétant, où l’ordinaire est réinventé pour devenir extraordinaire. Des «environnements réels et surréels» comme ils disent qui, tout au long d’une déambulation voulue hasardeuse, interrogent la démocratie, la publicité, la surveillance, le capitalisme, la société du spectacle… Bref, la vie.
Dans ce lieu, ou «dispositif», corrigent-ils, on peut s’égarer ou être désorienté. Une sorte de gigantesque décor de théâtre où chacun construit son propre récit, malgré un fascicule distribué à l’entrée avec des pistes et conseils à suivre, façon «Un livre dont vous êtes le héros». Mais rien n’est obligé : «C’est une proposition qui peut être lue à votre guise», oriente Michael Elmgreen. Acteur, intrus ou détective, le public a alors le choix entre différentes casquettes, mais verra sensiblement la même chose : une enfilade de salles habitées par des êtres solitaires ultraréalistes, ou d’autres, totalement vides. Ici, une morgue. Là, un studio de télévision, un poste de surveillance, des toilettes publiques, des bureaux à l’abandon…
Portes fermées et moments d’attente
Comme dans un rêve (ou un cauchemar, c’est selon), ces différents instantanés du quotidien deviennent vite étranges, car suivant une logique incohérente. Tout tient dans les détails : les portes, souvent closes, ont deux poignées ou d’imposantes chaînes de sécurité qui les relient entre elles. Idem pour les lavabos, qui laissent apparaître un amoncellement de tuyaux, tandis que les urinoirs, eux, sont troués. Que dire de ces personnages loufoques, tels que ce jeune homme endormi sur la table d’une salle de conférences, vêtu d’un costume de lapin; de ce garçon jouant avec la buée qu’il fait sur une vitre, ou de ce funambule qui a glissé et s’accroche à son fil. Sur son tee-shirt, le slogan «What’s left?» («Que reste-t-il à faire?»).
Histoire de montrer que l’existence n’est qu’une vaste farce et que le nombrilisme est secondaire («l’art, disent-ils, est un métier à la con!»), un enregistrement sonore, réalisé avec des acteurs locaux et la radio France Bleue Lorraine, dépeint l’exposition de façon peu flatteuse. Et pour rester dans l’univers du jeu, une roue de la fortune sans chiffres et aux lumières clignotantes tourne sans cesse. Avec elle, personne ne perd, mais personne ne gagne non plus! Aussi absurdes, ces moments d’attente : derrière un interphone où il est impossible d’ouvrir à quelqu’un apportant des fleurs, devant un guichet irrémédiablement fermé, ou assis, un ticket à la main, en espérant que l’on appelle votre numéro (toute ressemblance avec une situation déjà vécue est purement fortuite).
Le télétravail ou «smart working»
Histoire d’ajouter un peu de piment à cette balade sans queue ni tête, le duo joue la carte de l’interactivité. Ce jeune homme, vêtu d’une combinaison blanche et aux cheveux peroxydés comme Jesse Pinkman dans Breaking Bad, est-il vrai ou faux? Et y aura-t-il un public pour vous accueillir dans cette minisalle de spectacle en tant que star d’un jour, comme l’est la vie en ligne? D’ailleurs, Michael Elmgreen et Ingar Dragset, aimables, mettent «à la disposition» des chaînes locales et des youtubeurs un studio de télévision. L’arrière-plan est éclairé, et la caméra est prête. Tournez!
Qu’ils mettent en scène un bébé abandonné sous un distributeur automatique (car la banque remplace aujourd’hui l’église comme lieu de culte), une scientifique fêtée dans son laboratoire pour sa découverte ou évoque la nouvelle marotte du télétravail depuis la pandémie (que les Italiens, précisent-ils, appellent «smart working», soit «travail intelligent»), le duo scandinave fait toujours un pas de côté par rapport à la réalité, histoire de la rendre plus savoureuse, car plus imprévisible. Un travail irrévérencieux, mais aussi superflu pour les deux artistes, qui ramènent aux peintures rupestres pour justifier que l’art est vain. Mais «c’est ce qui en fait la beauté», notent-ils avant une dernière précision : «Sans cette inutilité, il n’y aurait pas de civilisation.» Aussi bizarre soit-elle.
«Bonne Chance»
Centre Pompidou-Metz.
Jusqu’au 1er avril 2024.