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[Exposition] Deimantas Narkevičius refait l’Histoire


Photo : remi villaggi

L’artiste lituanien considère l’Histoire comme un matériau vivant, qu’il retravaille et déconstruit à sa guise pour raconter l’ère postsoviétique et l’impact qu’elle a eu sur son pays. À découvrir à la Konschthal.

C’est dans le noir et à travers une déambulation labyrinthique que s’appréhende la nouvelle exposition de la Konschthal. Une manière plus qu’appropriée, symbolique même, pour plonger dans l’œuvre de Deimantas Narkevičius, elle-même faite de zones obscures, de pièges, de détours, de circonvolutions. Normal pour un artiste qui considère l’Histoire comme un matériau dans lequel il s’immisce, joueur, afin de déconstruire certaines vérités à la peau dure et une linéarité austère. Venu de la sculpture à l’art contemporain (avec un penchant affirmé pour la vidéo), il cisèle ainsi une nouvelle vérité à travers des récits-documentaires malins qui renvoient au temps de la propagande de l’ère soviétique et par ruissellement, à son pays, la Lituanie, indépendante depuis 1991 mais toujours marquée au fer rouge par cette période trouble.

À travers dix œuvres cinématographiques et trois installations, l’exposition «Anachronisms» porte bien son nom et les intentions de cet artiste, 58 ans, internationalement reconnu : mélanger le passé et le présent, détourner les évidences, saboter les discours dogmatiques et détourner la mémoire collective dans des productions (réalisées avec des équipements anciens, qui rappellent les films amateurs des années 1970) où se mêlent interviews, voix off, reconstitutions, souvenirs personnels, dessins et autres photographies trouvées, sans oublier toute une série de symboles et références. «C’est un intellectuel, il ne faut pas s’en cacher!», commente le commissaire d’exposition Christian Mosar, qui l’avait découvert en 1998 à la biennale itinérante Manifesta, qui faisait halte cette année-là au Luxembourg.

Lenine retourne sur son socle

À cette occasion, il présentait la courte vidéo Europa 54° 54’ – 25° 19’ (visible à la Konschthal), évoquant la chute du communisme et l’extension de l’Europe de l’Ouest vers l’Est. Soit un voyage qu’il effectue depuis son domicile à Vilnius vers le centre géographique de l’Europe… situé à 20 kilomètres de chez lui! Un esprit piquant que retrouvait Christian Mosar presque dix ans plus tard, lors de la grand-messe de la sculpture à Münster (Allemagne). Deimantas Narkevičius comptait alors faire déplacer à l’Ouest la plus grande tête de Karl Marx, modelée par Lev Kerbel (l’un des artistes les plus décorés de l’Union soviétique) et érigée à Chemnitz, afin de dénoncer l’endoctrinement d’un régime. Devant l’impossibilité de son projet, il en fera un film (The Head), dans lequel on peut voir le sculpteur – né le jour de la révolution d’Octobre – se servir un café dans un service Villeroy & Boch.

Les réinterprétations et réécritures se poursuivent, avec mordant, sur des écrans de différentes tailles. Les lunettes 3D posées sur les oreilles, on découvre Stains and Scratches, qui ressort des images d’archives (sur pellicule Super 8) d’un concert reprenant la comédie musicale Jesus Christ Superstar, succès d’ampleur à l’époque en Occident, mais illégal en Lituanie. Au point de s’interroger sur les véritables intentions du réalisateur qui balaye la foule de long en large, alors que certains spectateurs se cachent le visage. «Serait-ce un collaborateur du KGB» derrière la caméra?, s’interroge Christian Mosar. Bien plus «simple» dans sa conception, Once in the XX Century ramène au déboulonnement de la statue de Lénine à Vilnius, sauf que l’opération est remontée à l’envers. Ce dernier retrouve ainsi son socle, dans une métaphore évidente : oui, les traumatismes et douleurs sont toujours là, rampants, depuis la fin de l’ère soviétique.

Peur, dépression et privations

Trois autres films s’attachent au passé industriel et militaire, dilué dans un espace-temps propre à l’artiste. The Dud Effect évoque l’angoisse de la guerre froide et recrée le protocole de lancement d’une fusée nucléaire. Into the Unknown reprend lui des images collectées par la DEFA (Deutsche Film AG) au sein d’une entreprise de fabrication de matériel électronique. Pour contrecarrer l’image d’Épinal et cette idée que la RDA est un pays moderne et civilisé, une voix en arrière-plan (celle d’un film tchèque des années 60 censuré) évoque la peur, la dépression et privations, lot quotidien du système soviétique. Enfin, Energy Lithuania ressemble, à tort, à un document d’époque où il est question de la «Ville Électrique», cité artificielle pensée pour incarner l’optimisme et l’éthique moderniste sur lesquels était basée la révolution technologique.

En outre, certaines références sont moins évidentes ou bien trop riches pour que la visée soit claire. C’est la cas, par exemple, de Revisiting Solaris, qui montre quand même deux choses : l’entrain de Deimantas Narkevičius pour imaginer des histoires parallèles et sa passion pour le cinéma d’Andreï Tarkovski. C’est un autre réalisateur qui fait figure de référence pour The Role of a Lifetime : le Britannique Peter Watkins, pionnier du docu-fiction et auteur du troublant The War Game (1966). Une dernière œuvre, encore plus sibylline (Wailing Waters, coréalisé par la Konschthal), ravive l’intérêt pour la tradition magique, partie intégrante de la façon de penser et de vivre des Lituaniens jusqu’au milieu du XXe siècle. Un film où les costumes d’époque sont dépoussiérés par l’usage de la 3D, aux effets saisissants. Encore un pied de nez à l’Histoire!

«Anachronisms»
Konschthal – Esch-sur-Alzette.
Jusqu’au 15 janvier 2023.

À noter

L’exposition est organisée en collaboration avec Esch2022.
Dans ce sens, l’artiste luxembourgeois Filip Markiewicz exposera fin novembre à la galerie Meno Parkas de Kaunas (Lituanie), également Capitale européenne de de la Culture.