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[Exposition] Décompresser en silence avec Marina Abramovic


Dans l’installation Four Crosses (2019), Abramovic questionne les notions de bien et de mal dans la religion chrétienne, sous un angle féministe. (Photo : wilde gallery)

L’artiste serbe Marina Abramovic, qui a repoussé à l’extrême les limites de son corps et du public, invite à une pause en silence pour se couper de la frénésie d’un monde saturé par la technologie, dans sa première rétrospective en Suisse.

La Kunsthaus de Zurich offre une rétrospective des 55 années de carrière de l’artiste performeuse serbe Marina Abramovic, âgée de 78 ans. Pour l’occasion, cette dernière a créé une installation intitulée Decompression Chamber («chambre de décompression») dans laquelle elle invite les visiteurs à se séparer de leurs téléphones portables et de leurs montres, à coiffer un casque les isolant totalement des bruits extérieurs avant de s’allonger sur une chaise longue, se détendre, perdre la notion du temps et chercher à se reconnecter à eux-mêmes.

«Cette chambre de décompression est ma réponse à la surutilisation de technologie», explique l’artiste par courriel. «Cela permet aux visiteurs d’entrer en contact avec ce qui se passe ici et maintenant, et d’aller à l’intérieur d’eux-mêmes», décrypte-t-elle. Et de poursuivre : «C’est une opportunité de se détacher de ce qui est externe et de se rattacher à ce qui est interne», dans un monde où les gens «prennent des photos avec leur téléphone avant même d’avoir fait l’expérience de l’œuvre qu’ils sont en train de voir».

Fin juin, lors du festival de rock de Glastonbury, en Angleterre, l’artiste serbe avait appelé la foule à garder le silence pendant sept minutes pour prendre le temps de méditer sur l’état du monde, pendant qu’elle se tenait sur scène dans une robe blanche en forme de signe de la paix.

Rose, plume, couteaux…

Ses travaux récents sur le silence tranchent avec d’autres performances, plus tôt dans sa carrière, dont le Kunsthaus présente plusieurs vidéos. On y voit l’artiste crier jusqu’à épuisement, se flageller pendant des heures entièrement nue, ou laver frénétiquement une pile d’ossements de bovins ensanglantés pour illustrer l’horreur de la guerre des années 1990 dans l’ex-Yougoslavie. L’artiste, née à Belgrade, est connue pour ses performances qui mettent le corps à l’épreuve et poussent les visiteurs dans leurs retranchements, parfois dans les recoins les plus sombres de l’âme.

L’exposition projette notamment des photos d’une performance de 1974 qui l’a propulsée avec fracas sur le devant de la scène artistique. Elle avait invité le public à faire absolument tout ce qu’il voulait d’elle durant six heures, avec 72 objets à disposition. Appelée Rhythm 0, l’expérience avait dégénéré, le public finissant par multiplier les sévices sur l’artiste. Un homme était allé jusqu’à se saisir d’une arme à feu – un des objets proposés par l’artiste –, la charger et tenter de forcer Marina Abramovic à presser la détente. Le musée des Beaux-arts de Zurich a reconstitué la table des objets, qui comprennent aussi bien une rose, une plume, du raisin, que hache, scie, flèche, chaînes et couteaux.

«Expérience unique»

Cette rétrospective, qui dure jusqu’au 26 février 2025, mêle des enregistrements en vidéo et des performances en chair et os. Pour accéder à l’exposition, les visiteurs doivent commencer par se faufiler entre un homme et une femme, entièrement nus. Outre cette performance, intitulée Imponderabilia et créée à l’origine en 1977, la Kunsthaus montre d’autres performances iconiques de l’artiste, ainsi que l’impressionnante installation Four Crosses (2019), dans laquelle elle questionne les notions de bien et de mal dans la religion chrétienne, sous un angle féministe.

Le musée avertit d’emblée que l’exposition comporte des scènes perturbantes. «C’est très difficile, mais je suis content de l’avoir vue», a réagi Winfried Knust, un visiteur âgé de 61 ans, à la sortie de l’exposition. «Cela ouvre l’esprit et pose des questions sur ce qu’on définit comme de l’art», confie-t-il. Mais «c’est trop pour moi», avoue Lilo Mühlemann, une retraitée de 74 ans. «C’est une femme passionnante, mais actuellement il y a déjà tellement de violence dans ce monde que j’ai besoin de choses plus harmonieuses», avoue t-elle.

Selon Mirjam Varadinis, la commissaire de l’exposition, «les réactions sont très variées». Cette rétrospective est «une expérience unique» pour s’immerger dans l’univers de l’artiste, mais «ça n’est pas une exposition qui passe sans laisser de traces, cela crée des émotions fortes», explique Mirjam Varadinis. «Les gardes du musées m’ont dit que les gens n’ont pas la même expression sur le visage quand ils entrent et sortent de l’exposition.»

Jusqu’au 26 février 2025. Kunsthaus – Zurich (Suisse).