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[Exposition] Au Quai Branly, la France face à ses biens coloniaux


Achetée à un pêcheur de Dakar en juin 1931, cette pirogue a fait l’objet d’une des premières contre-enquêtes pour réexaminer les collections de la mission Dakar-Djibouti.

Le musée du Quai Branly, à Paris, inaugure ce lundi une exposition inédite sur les conditions d’acquisition d’une partie des objets d’Afrique subsaharienne de sa collection, souvent par la force, le vol ou la ruse, pendant la colonisation.

L’exposition «Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes» revient, par le biais d’un travail commun de chercheurs français et africains, sur l’un des moments les plus emblématiques de l’ethnologie française, au cœur des collections Afrique du musée de l’Homme puis du musée du Quai Branly. Très médiatisée à l’époque, cette mission a été documentée par la publication en 1934 de L’Afrique fantôme, journal personnel de l’écrivain et ethnologue Michel Leiris qui en a fait partie, très critique sur son déroulement.

Conduite par Marcel Griaule, elle a traversé d’ouest en est 15 pays africains sous domination coloniale européenne, à l’exception de l’Éthiopie indépendante, et collecté 3 600 objets ainsi que d’innombrables manuscrits, spécimens naturalistes et ossements humains. «Près de la moitié provient du Mali qui a demandé 81 de ces objets répondant aux critères de restitution (NDLR : acquis par la force ou la coercition) et 30 autres qui sont à l’étude», selon Gaëlle Beaujean, commissaire générale de l’exposition et responsable des collections Afrique du musée. Contrairement à ses homologues – douze commissaires, entre la France et l’Afrique, ont œuvré à l’exposition –, Daouda Keita, directeur du musée national du Mali, n’a pas souhaité s’exprimer.

Outre le Mali (ancien Soudan français colonial), l’exposition, thématique, présente environ 350 objets collectés au Sénégal, au Burkina Faso (Haute-Volta), au Bénin (Dahomey), au Niger, au Nigeria, au Tchad, au Cameroun, en République centrafricaine (Oubangui-Chari), en République démocratique du Congo (Congo belge), au Soudan du Sud et au Soudan (Soudan anglo-égyptien), en Éthiopie, en Érythrée et à Djibouti (Côte française des Somalis). Beaucoup sont liés à des cultes ou rites initiatiques. Des spécimens naturalistes, manuscrits et nombre d’archives sont également exposés. Pour environ la moitié, leurs modalités d’acquisition demeurent inconnues, indique Gaëlle Beaujean. Les autres – achats, dons, commandes, échanges, fouilles ainsi que vols et réquisitions – sont abordées.

«Nouvelles connaissances»

Parallèlement, des «contre-enquêtes» ont été menées au cours des quatre dernières années par les commissaires français et africains, une douzaine au total, dans une trentaine de localités traversées par la mission Dakar-Djibouti, partiellement retracées dans l’exposition à travers des documents audiovisuels. Elles «ne sont en aucun cas des procès, mais des recherches qui ont conduit à un partage de nouvelles connaissances et données sur des situations très spécifiques», souligne Éric Jolly, co-commissaire.

Elles ont permis, «grâce à des photos montrées aux populations, de croiser les informations disponibles et de restituer l’identité d’acteurs africains totalement invisibilisés» lors de la mission, souligne Marianne Lemaire, co-commissaire elle aussi. Parmi eux, des traducteurs, informateurs, artistes, guides, rois ou chefs de cantons et des femmes, artisanes, cheffes des esprits ou exciseuses ainsi qu’une ethnologue, Deborah Lifchitz.

Comprendre un «héritage en exil»

Pour l’un des commissaires africains, Didier Houénoudé, professeur à l’université d’Abomey-Calavi au Bénin et directeur par intérim des collections ethnographiques de l’État de Saxe en Allemagne, «cette exposition fera date». «C’est un travail qui aurait dû être fait depuis longtemps et le point de départ d’un travail collaboratif indispensable et beaucoup plus équitable», dit-il en remerciant le musée français d’avoir eu «le courage» de l’initier, même s’il concède que «les points de vue n’ont pas toujours fait l’unanimité». Ce projet «a le mérite de nous avoir rassemblés dans l’intérêt de la recherche», commente Mame Magatte Sène Thiaw, son homologue au musée des Civilisations noires de Dakar.

Cette historienne se réjouit d’avoir pu mener sa «contre-enquête dans la région de Tambacounda (sud-est de Dakar) sur une mystérieuse poupée de fertilité» auprès de «populations détentrices de savoir-faire ancestraux». Pour son homologue éthiopien Sisay Sahile Beyene, professeur d’université à Gondar, il s’agit d’une «première étape inédite dans la compréhension de notre héritage en exil». Il salue «un résultat supérieur» à ce qu’il espérait même si, comme dans d’autres pays, «le conflit armé (dans le nord-ouest de l’Éthiopie) a rendu difficiles les contre-enquêtes». Une quarantaine de peintures murales chrétiennes ramenées d’une église de Gondar lors de la mission des années 1930 font partie des collections du musée du Quai Branly.

Jusqu’au 14 septembre.
Musée du Quai Branly – Jacques-Chirac – Paris.

En quête de restitutions

Acquis durant la période coloniale souvent par la force ou la coercition, mais pas toujours, la plupart des 72 000 objets africains du musée du Quai Branly font l’objet d’un travail au long cours sur leur provenance en vue d’éventuelles restitutions. Mené depuis 2019 par les conservateurs et chercheurs du musée en collaboration avec leurs homologues africains, ce travail peut porter potentiellement sur 46 000 pièces. Le musée ne détaille pas combien sont concernées au total actuellement. Deux postes à plein temps, dédiés à ces recherches en provenance, ont été créés en 2023 et 2024, selon le musée.

Les recherches dans le cadre de la préparation de l’exposition «Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes» ont permis au Mali, qui avait fait une demande de restitution à la France, d’identifier 81 objets, dont plusieurs réquisitionnés par la mission, répondant aux critères de restitution (acquis par la force ou la coercition), tandis qu’une trentaine d’autres sont encore à l’étude. À ce jour, une dizaine de pays ont adressé des demandes de restitution, selon le ministère français de la Culture, qui distingue les requêtes «ciblées» sur des biens particuliers (Sénégal, Mali, Algérie, etc.) et celles trop générales pour être instruites (Tchad ou Éthiopie).

En France, les collections publiques étant inaliénables, pour chaque demande de restitution et après examen de la provenance des œuvres ou biens culturels, une loi est nécessaire pour permettre leur sortie. Fin 2020, le Parlement avait ainsi adopté un texte autorisant le retour définitif au Bénin, intervenu en 2021, de 26 œuvres du trésor royal d’Abomey, prises de guerre françaises en 1892.

Paris avait déjà remis en 2019 à Dakar un sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall, grande figure militaire et religieuse ouest-africaine du XIXe siècle, d’abord dans le cadre d’un prêt de longue durée. La loi permettant au Sénégal d’en récupérer la pleine propriété a été votée par le Parlement fin 2020. Les autorités françaises ont consenti d’autres prêts de longue durée («dépôts», l’objet restant la propriété de l’État français), comme celui du tambour parleur ivoirien, le Djidji Ayokwê, restauré sous l’égide du Quai Branly. Une proposition de loi pour transformer son prêt en restitution a été adoptée la semaine dernière en commission des Affaires culturelles du Sénat. Elle sera examinée le 28 avril en séance publique afin de répondre à la demande de la Côte d’Ivoire, qui réclame 148 œuvres au total.

Pour éviter ces lois spécifiques, Emmanuel Macron s’était engagé à faire adopter une loi-cadre permettant de restituer des biens culturels sans passer par le Parlement. Adopté pour les biens spoliés par les nazis et les restes humains, ce projet est au point mort pour les objets coloniaux. «Les choses n’avancent pas aussi vite que prévu, ce qui ne nous empêche pas d’instruire ces questions», a dit le président du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou.

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