Au Casino Display, cinq jeunes diplômés d’écoles d’art de la Grande Région racontent le corps, à la fois intime et social, à l’heure des réseaux sociaux et de l’émancipation identitaire.
La première exposition («New Age Landscape») est passée plutôt inaperçue, calée discrètement en début d’été. Après sa résidence de six mois, Andrea Mancini (plus connu sous son pseudonyme «électronique» de Cleveland) n’y était de toute façon pas tenu. Toute l’élégance du Casino Display qui se veut bienveillant vis-à-vis des artistes qu’elle accueille en son sein, ceux-ci n’étant tenus à aucune obligation de résultat.
Rappelons l’idée : installé depuis février dans l’ancienne galerie du Konschthaus Beim Engel, le lieu se pose comme un soutien à la jeune création, privilégiant la recherche et l’expérimentation à une production plus concrète. Tourné vers les établissements scolaires de Grande Région afin de constituer une pépinière de nouveaux talents, l’espace joue au tuteur et au guide, donnant des moyens et surtout du temps à ces promesses artistiques pour se développer.
Du côté de Metz, Nancy, Strasbourg, Sarrebruck et plus loin, Nadina Faljic, commissaire associée au Casino Display, réalise un travail de «prospection», rencontre des étudiants et met sur pied quelques projets tangibles (comme des ateliers). Au Luxembourg, cette dernière encadre ses «trouvailles» avec recul et ouverture d’esprit. L’important reste toujours l’éveil et la réflexion, même si, au final, faire une exposition permet de «se confronter à son travail, à une équipe de professionnels, à un public», précise-t-elle.
Le monde en rose d’Alexandre Caretti
C’est le cas de ce collectif de cinq jeunes diplômés (le plus âgé a 29 ans) qui s’est plongé dans une thématique qui fait sens à l’heure des réseaux sociaux et de l’émancipation identitaire : le rapport au corps. Une vaste question sur laquelle s’est également penchée l’association Mnemozine, caution philosophique à l’ensemble, et Nadina Faljic elle-même, évoquant alors d’anciennes recherches sur la notion de désirs cachés. Ce qui lui fait dire aujourd’hui : «Le corps n’est ni un objet ni une combinaison d’atomes : c’est une expérience!». On n’aurait pas trouvé meilleure synthèse.
Des propos ici traduits en peintures, photographies et installations, occupant chaque recoin du Casino Display, de l’entrée au sous-sol. Dans ce sens, il est difficile d’ignorer les introspections d’Alexandre Caretti, se mettant à nu pour parler de sa propre masculinité. Un monde en rose pas forcément joyeux, mais d’une franchise cathartique, qui aborde les notions d’impuissance et de pénétration. Pas de faux-semblants, en effet, avec lui : tous les objets, même les plus anodins, le racontent en creux : «C’est ce que j’ai vécu, incarné», explique-t-il.
À preuve, cette vidéo où on le voit dormir sur place, rituel qu’il a pratiqué durant un mois et demi au milieu de ses fétiches : un pyjama, un matelas, des masseurs prostatiques (transformés en crochets) et des lettres, disséminées ici et là, correspondance dans laquelle il exprime, dans une délicate gravité, son mal-être et les besoins de le dépasser. Plus distancié, le travail des deux Russes Darja Linder et Ksenia Khmelnitskaya (l’une habite Sarrebruck, l’autre Strasbourg) est également plus léger.
Le petit Louvre de Bruno Oliveira
Chez la première, tout tient au ton, fantaisiste et humoristique. Ainsi, sur un autoportrait où on la voit se mettre du vernis à ongles, il se dégage d’elle une confiance, une conscience du corps. Idem pour d’autres huiles sur bois qui s’appuient sur des couleurs vives et une envie de déconstruire la masculinité, ou plutôt d’en explorer la beauté quotidienne, la douceur, la vulnérabilité aussi. Pour la seconde, le corps n’est plus qu’une trace dans le sable et l’esprit s’abandonne au tourisme de masse. Des plantes, des coquillages et du rêve à la pelle pour une évasion à court terme vantée sur les réseaux sociaux. Une bouffée d’air, même fausse, que ne bouderait pas l’artiste, plus habituée aux performances qu’aux installations : ses peintures sur glace, à la technique complexe, l’ont exténuée.
Le corps n’est ni un objet ni une combinaison d’atomes : c’est une expérience!
Enfin, si Jonathan Maus, qui se définit comme «non binaire», propose la vision la plus radicale et moderne du collectif, avec textes récités et pièce plongée dans le noir, Bruno Oliveira, lui, fait un saut dans le passé vers les maîtres du baroque et de la Renaissance. Seul Luxembourgeois de l’assemblée (il vient de l’Ensav, l’École nationale supérieure des arts numériques de La Cambre, Bruxelles), il réinterprète, en photographie, le Louvre et ses célèbres toiles espagnoles ou italiennes.
Dans une scénographie muséale appropriée (et réussie), il fixe alors, sans distinction, hommes et femmes dans un clair-obscur évoquant Le Caravage et Georges de La Tour. Dévêtus ou habillés, lascifs ou spartiates, ses modèles (dont lui-même) jettent un regard critique sur les présupposés «hétéronormatifs» que l’on trouve dans les tableaux anciens. Une vision très «queer» qui interroge la réalité de la communauté LGBTQ d’aujourd’hui, souvent réduite à des travestissements exagérés et blessants.
«Sticky Flames Bodies,
Objects and Affects»
Casino Display – Luxembourg
Jusqu’au 5 décembre.
Grégory Cimatti