En résidence au CNA depuis fin 2019, et dans le cadre du Mois européen de la photographie, la jeune artiste norvégienne questionne le langage de la place financière qui se réfère à la nature, au monde animal et à d’autres figures mystiques, tout autant mystérieuses.
Le pouvoir aime l’ombre, le cache-cache, l’imperméabilité. En mettant de la distance, il reste ainsi difficile de le saisir, et surtout, de le contrôler. Longtemps, l’église catholique parlait en latin, et aujourd’hui, c’est la place financière qui use à son tour d’un langage à part, indéchiffrable pour la plupart d’entre nous. Un dialecte de castes qui, étonnamment, se réfère au monde naturel et à d’autres figures légendaires : «dead cat bounce», «iceberg order», «vampire squid», «witching hour», «daisy chain», «fat cat»…
En parcourant le dictionnaire des termes financiers compilés par le Financial Times, le chercheur Sami Hammana a pris conscience de l’étrangeté de ce vocabulaire codé, au point de le réunir dans un ouvrage : The Geofinancial Lexicon (2018), dans lequel il martèle, définitif : «S’il existe une telle convergence» entre la nature et le marché, «alors la violence du capitalisme et la dégradation de l’environnement sont non seulement inséparables, mais suivent des logiques similaires, sinon identiques, dans la définition de stratégies d’émancipation».
Comme lui, Eline Benjaminsen, Norvégienne de 29 ans, cherche à rendre compte des logiques socio-économiques, essaye de mettre en lumière l’immatériel, fortement préoccupée par ce manque de transparence qui, depuis des années, éloigne l’opinion publique d’un monde qui pourtant régit tout. Dans son travail, l’artiste documente ainsi les décors et l’imagerie d’un marché impalpable. On l’a ainsi vu, en 2017 (avec son projet «Where the money is made»), photographier des sites – d’apparence ordinaire – qui permettent cependant à des entreprises de trading de générer des profits et de la valeur à des vitesses imperceptibles.
Ici, elle s’intéresse donc au lexique et à l’étymologie, «étrange», certes, mais pas tant que ça… «En même temps, le marché capitaliste est une fiction, avec ses mythes et ses légendes !», soutient-elle dans un rire. C’est au Waassertuerm, après une résidence au CNA entamée en novembre 2019, qu’elle développe son œuvre à l’esthétisme léché. À la place, donc, d’Edward Steichen et sa célèbre collection racontant la pauvreté extrême durant la Grande Dépression («The Bitter Years»), la finance et ses ravages en creux figurent encore en bonne place, dans une forme certes loin de l’approche documentaire.
L’indigestion guette, tandis que les banques, elles, continuent à se goinfrer
En tant que berceau de la gigantesque industrie des fonds d’investissement, le Luxembourg a récemment créé un centre d’innovation dans le secteur des marchés verts et de la finance durable – un «cadre idéal», donc, pour sa recherche, explique celle qui, sans en abuser, s’est parfois appuyée sur «quelques contacts issus du secteur», au Kirchberg. Eline Benjaminsen a donc choisi quelques-uns de ces termes sibyllins comme point de départ à son travail, histoire de lever le voile sur cette grande tromperie : «Raconter l’histoire de ces termes, c’est raconter l’histoire du marché», précise-t-elle.
Pour ce faire, elle use de plusieurs armes, bien qu’elle avoue ne pas avoir vraiment de ressentiment à l’égard du libéralisme à tout crin. «La finance n’est pas un problème, mais c’est plutôt la manière dont on la gère qui provoque des crises. On pourrait imaginer des voies, disons, plus vertueuses, bienveillantes. Pour tous !» Son objectif, avec «Collapsed Mythologies», est donc de mettre en images ces «bizarreries viscérales», et d’en lever ainsi une part de mystère. D’ailleurs, son étude est détaillée à travers toute une documentation, conservée sous verre, aux livres-grimoires qui pourraient sortir d’une bibliothèque de sorcier…
Des légendes déconstruites qui s’attachent d’abord à des figures animales, comme celle du taureau, que l’on retrouve notamment devant Wall Street (référence au «bull market», soit un marché où les prix augmentent fortement, en opposition au «bear market»). Au bestiaire s’ajoutent le chat, le chien, le calamar, le narval… avant que l’artiste ne se penche sur des emprunts mythiques, comme la licorne, la sorcière, le vampire (terme qualifiant la banque d’investissement Goldman Sachs, qui a joué un rôle important dans la crise financière de 2007).
Eline Benjaminsen ponctue son travail de reconstruction avec plusieurs photomontages illustrant le «pork belly» (négocié sur le Chicago Mercantile Exchange depuis 1961). Avec elle, les poitrines de porc s’accumulent, s’empilent (ou sur une vidéo, tombent littéralement du ciel), envahissent la capitale et l’entrée de centres financiers. Le barbecue n’étant pas prêt, le beurre, lui, dégouline le long d’un escalier. Oui, l’indigestion guette, tandis que les banques, elles, continuent à se goinfrer.
Grégory Cimatti
«Collapsed Mythologies» Waassertuerm (CNA) – Dudelange.
Jusqu’au 29 août. Dans le cadre du Mois européen de la photographie.