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[Expo] Le monde de Sophie Jung au Casino


Ses sculptures, corps assemblés aussi bien avec des matériaux trouvés qu'avec des attributs produits aléatoirement, s'imposent comme des êtres fantomatiques, possédant étrangement l'air ambiant. (©Lynn Theisen)

L’artiste luxembourgeoise, 38 ans, dévoile, en grand, ses étranges sculptures surréalistes au Casino (jusqu’au 7 juin). Pour cette première exposition monographique au pays, Sophie Jung choisit d’oublier ses performances, laissant ses créations s’exprimer seules.

Plonger dans une exposition de Sophie Jung, c’est accepter de lâcher prise. Une sorte de saut dans le vide sans parachute ni filet de réception. Une avancée à l’aveugle, ou à l’instinct comme répondrait l’artiste âgé de 38 ans, qui bénéficie là de sa première exposition monographique d’envergure sur ses anciennes terres – elle vit et travaille à Bâle et Londres.

C’est que la jeune femme n’est pas une inconnue au pays. Dans son escarcelle, tout de même, deux récompenses qui comptent : l’Edward Steichen Award Luxembourg en 2013 et le LEAP – Luxembourg Encouragement for Artists Prize – en 2016, sans oublier, au passage, le prix culturel Manor obtenu en Suisse deux ans plus tard. D’ailleurs, son retour au Casino n’a rien d’anecdotique : c’est ici qu’elle a développé ses tout premiers bourgeons, il y a déjà neuf ans, comme elle le raconte.

«J’y ai fait ma première performance, mes premières sculptures et ma première exposition, même si c’était juste l’espace d’une soirée !» (NDLR : dans le cadre du projet «Making of» en 2012). Déjà à l’époque, en guise de soutien au public, elle proposait un farfelu audio-guide, entre œuvre radiophonique, histoire d’un soir, poésie concrète et théâtre absurde. Les bases étaient alors posées et, depuis, Sophie Jung a développé le principe, en équilibre entre les élans surréalistes et sa propre personnalité, fonctionnant à la sensation du moment.

Les performances, c’est épuisant !

Ainsi, voilà trois semaines qu’elle s’agite, suivie de près par sa commissaire Stilbé Schroeder, pour mettre sur pied «They Might Stay the Night» ou «Sincerity Condition.», autre appellation de cette réunion de divers objets sculpturaux, qu’elle scrute et déplace à l’envi, comme une narratrice cherchant la meilleure articulation pour ses histoires. Et l’artiste, qui se plaît à avancer sur des sables mouvants, le reconnaît : son expérience, désormais solide, n’a rien d’un aboutissement, mais relève plutôt d’une éternelle prolongation, sans véritable début ni fin.

«C’était bien de partir, se découvrir, expérimenter… C’est vrai, j’ai grandi, mais attention, ça n’a rien de définitif ! Mon travail se base sur l’improvisation, des essais. Oui, j’ai pris du temps, ici, pour consolider tout cela.» Une articulation instinctive d’autant plus ardue que Sophie Jung a décidé de lâcher les performances, qu’elle pratiquait régulièrement au cœur des espaces muséaux ou sur les éléments sculpturaux même, leur donnant un souffle de vie d’une certaine façon, à l’instar d’un marionnettiste maniant ses ficelles.

Elle s’explique, trouvant deux raisons à cette révolution personnelle. La première, pragmatique : «Les performances, c’est épuisant ! Il fallait que je me dégage plus de liberté dans mon travail artistique.» La seconde, disons, plus corporelle… «Avec mes créations, j’étais comme une mère qui emmène ses enfants à l’école afin de voir l’institutrice pour lui demander si tout va bien. Aujourd’hui, elles sont plus grandes : je dois alors les laisser vivre leur vie, et voir ce que le public en fait avec.» Un choix qui, s’il s’apparente à un «risque» pour l’artiste, reste toutefois mesuré. «C’est un autre processus, totalement différent : quand je prépare une performance, je dois réfléchir à comment m’approprier l’objet ou l’un de ses éléments. Il doit m’aider à raconter une histoire. Il joue, en somme, un rôle de valet. Mais pour cette exposition, chacun d’eux est plus fort, dans son essence même.»

Rien n’est véritablement sincère !

Ainsi, même si elle clame qu’il n’y a pas, ici, «de message général ni de concept», mais une vague perpétuellement changeante «de sentiment, de textures, de jeux», on trouve toutefois des indices qui ramènent à l’une de ses obsessions : la notion de représentation. Ce n’est pas pour rien que Sophie Jung place au sol ce revêtement qui fonctionne comme un miroir. Où est la vérité ? Où est le mensonge ? Entre les deux, par contre, une multitude de «microrécits».

«Rien n’est stable, rien n’est véritablement sincère !», lâche-t-elle avec enthousiasme, pointant du regard ses œuvres qui s’amusent à tisser des parallèles avec le paysage extérieur au musée : la Gëlle Fra, bienveillante vigie sur un monde plus vicieux, caractérisé par ces établissements bancaires : «À Londres, on trouve de gros buildings qui respirent l’argent. Ici, quand on regarde le panorama, on découvre une paisible et jolie vallée, alors que la violence financière y est tout autant destructrice.» Ce sera la seule considération politique, en dehors de quelques propositions critiquant la société patriarcale, comme cette grande robe à crinoline de laquelle dépasse une queue de renard confrontée à deux sexes masculins. Une référence à Leonora Carrington, écrivaine et peintre qui fut pendant trois ans la compagne de Max Ernst, l’une des figures marquantes du surréalisme. «C’est l’une de mes artistes favorites», reconnaît-elle.

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©Lynn Theisen

Prises indépendamment, ses sculptures, corps assemblés aussi bien avec des matériaux trouvés qu’avec des attributs produits aléatoirement, s’imposent comme des êtres fantomatiques, possédant étrangement l’air ambiant. «Oui, je les vois comme une troupe de danseurs. Mieux, comme des âmes égarées d’anciennes fêtes bourgeoises, vieilles d’un siècle, à qui personne n’a dit que l’orchestre avait arrêté de jouer.» D’autres références, baroques celles-ci, rappellent encore le passé du Casino.

Bref, avec ce petit théâtre d’objets, Sophie Jung jongle entre la forme et l’affect, le pragmatisme et la romance, la précision et l’émerveillement, la réalité et la fiction. Avec elle, il n’y a pas une histoire de l’art, ni d’histoire tout court. Et si un prochain catalogue viendra compléter quelques interrogations et son corps manquant, l’infinitude de possibilités que pose l’exposition est désormais entre les mains de ses sculptures et du public. Et de personne d’autre. «Que l’on parle de minimalisme ou encore de figuratif, franchement, je m’en fous ! Je veux que cela soit avant tout intrigant ou amusant pour tous. Je l’espère sincèrement.»

Grégory Cimatti