Depuis ce week-end et jusqu’à janvier au Mudam, l’exposition «Post-Capital» décrypte, avec un œil provocateur, les problèmes et paradoxes de l’économie d’après le capitalisme, celle des nouvelles technologies et de l’imminence de l’effondrement.
Géographiquement, c’est un geste qui provoque. À quelques encablures des grandes banques du Kirchberg, à l’autre extrémité de l’avenue John-Fitzgerald-Kennedy, le Mudam a inauguré, samedi, sa nouvelle exposition, «Post-Capital – Art et économie à l’ère du digital». Présentant le travail de 21 artistes, le musée d’art moderne souhaite «examiner» un sujet «qui nous touche tous», indique la commissaire d’exposition, Michelle Cotton : l’économie, et, à travers elle, «l’humanité», à interpréter aussi bien dans le sens du monde, de la société et du genre humain, objets et sujets de l’économie, que dans celui de l’humanisme, de la bonté et de la générosité, rarement compatibles avec l’économie.
«C’est une exposition menée par les idées, a annoncé Suzanne Cotter, et réalisée dans un moment qui colle à ce sentiment d’urgence» qui se fait sentir depuis quelque temps. La directrice du Mudam le dit explicitement, «Post-Capital» est une exposition «d’actualité», qui, depuis sa conception, «capture le « zeitgeist »», dans un moment où la situation sanitaire ne permettait plus l’accès au musée et poussant, de fait, l’exposition à être reportée. Il fallait bien attendre un retour à la normale pour admirer aussi l’envergure du projet, qui investit plusieurs salles sur trois étages, dont les deux grandes galeries du premier étage. Au rez-de-chaussée, dans le Grand Hall, le spectateur est accueilli par une relique du passé, un MiG-21, iconique avion de chasse soviétique – le plus produit dans l’histoire de l’aviation militaire –, auquel a été «greffé» un tube digestif dans lequel circule de la pizza liquéfiée, œuvre du plasticien britannique Roger Hiorns. Avant même d’entrer au cœur de l’exposition, on a cette image saisissante, celle de l’humain – la pizza, symbole de la «nourriture mondialisée», remarque Michelle Cotton – ingurgité par la machine.
Le titre de l’exposition provient d’un livre de l’influent économiste austro-américain Peter Drucker, The Post-Capitalist Society (1993), «qui ne mentionnait pas encore internet», précise la commissaire d’exposition, mais qui prédisait néanmoins le fort impact des technologies de l’information sur le marché du travail. Dans le livre de Drucker, la chute du capitalisme était prévue pour 2020. Le paradoxe du Covid a montré que le grand effondrement, que l’on ne croyait jamais être aussi proche, n’est pas encore arrivé, mais qu’en plus, les grandes fortunes du monde sont sorties de la pandémie encore plus riches. Mais l’autodestruction du système capitaliste prédite par Drucker et, il y a un siècle et demi, par Karl Marx est un processus au long cours, rendu toujours plus complexe par l’arrivée des nouvelles technologies, et que l’art s’emploie ici à examiner.
En s’intéressant aux problématiques du «post-capitalisme», les artistes cherchent également à réfléchir sur ses formes esthétiques
Comme l’indique Michelle Cotton, l’exposition se présente avant tout comme «un sondage générationnel de l’art contemporain», les artistes exposés étant pour la plupart nés dans les années 1970 et 1980, et ayant ainsi fait eux-mêmes l’expérience, en tant qu’humains – et, donc, consommateurs – de la transformation des systèmes économique, industriel, financier et du travail par les technologies. Leurs travaux, brillamment mis en dialogue dans les différents espaces d’exposition, s’intéressent à la propriété commune ou collective, aux données personnelles, à la communication, au fonctionnement de l’industrie ou encore aux conditions de travail.
C’est, pour une grande partie des œuvres, l’individuel qui sonde l’infiniment grand, le cryptique qui explore le «crypto». Une évidence face à une œuvre comme The Ideal, de l’Irlandais Yuri Pattison, une installation vidéo qui diffuse les images du fonctionnement d’une mine de bitcoin dans la province du Sichuan, dans la Chine rurale, et qui met en évidence les conséquences d’une telle entreprise sur la nature, montrées à la fois par les images et par une machine à bitcoins – qui fonctionne – placée derrière l’écran. Ou encore la «cage pour travailleurs» imaginée par Amazon, mais jamais réalisée, sinon par l’artiste néo-zélandais Simon Denny, qui, à plusieurs niveaux – l’œuvre comprend la cage elle-même, mais aussi ses plans de fabrication et une application de réalité augmentée –, raconte les conditions de travail des employés du géant du commerce en ligne ou encore l’impact néfaste d’Amazon sur l’environnement, notamment à travers leur usage du «data mining». Une autre installation vidéo, It’s in the Game ’18, de Sondra Perry, reprend le fameux slogan de l’éditeur de jeux vidéo EA Sports, à qui ont été vendues les données biométriques du frère jumeau de l’artiste, ex-joueur de basket universitaire, pour le reproduire dans le célèbre jeu de basket NBA2K.
En s’intéressant aux problématiques du «post-capitalisme», les artistes cherchent également à réfléchir sur ses formes esthétiques. On entre, non sans humour, dans le «bling-bling», avec le collectif GCC qui parodie les publicités vantant les produits de luxe et la consommation ostentatoire que l’on trouve dans les pays de la péninsule arabique, et dont tous les membres se représentent dans des autoportraits, vêtus en émirs. Mais on entre surtout dans la représentation de soi, l’image que l’on communique sur les réseaux, précieuse au traitement de données. Ainsi, dans une œuvre de la Croate Nora Turato, «poète beat de la génération smartphone», pour Michelle Cotton, on lit en lettres géantes, sur un mur, l’inscription «eeeexactlyyy my point». L’artiste s’amuse ici, puisque la façon dont le visiteur lira cette phrase, la façon dont il choisira de mettre l’accent sur la ou les syllabes choisies, tout cela est «exactement ce qu’elle veut dire», à savoir la représentation de l’écrit sur les réseaux sociaux et ses interprétations, différentes pour chacun des lecteurs.
Dans le même ordre d’idées, Mythiccbeing de l’Américaine Martine Syms place un avatar numérique de l’artiste au centre d’un papier peint présenté comme une «carte des menaces» : on y lit la question «Qui attrapera mes fesses ?», des flèches redirigeant, selon les réponses, vers la vidéo. La Britannique Josephine Pryde, quant à elle, propose une superbe série de photographies de mains de femmes, soulignant la dépendance de l’humain à la technologie, en particulier aux téléphones portables.
Dans l’économie «post-capitaliste», les valeurs qui sont le fondement de l’économie deviennent floues. On l’a vu pendant les confinements successifs, où tout a dû se faire à distance, des simples courses jusqu’aux journées entières de travail et aux loisirs. Deux œuvres de l’exposition, présentées l’une et l’autre à chaque extrémité des galeries du premier étage, mettent ainsi l’accent sur l’expression la plus tangible du capitalisme, devenue désormais une espèce en voie de disparition : la monnaie. D’abord avec les «peintures LED» du Japonais Ei Arakawa, qui représente des pièces de valeurs et de monnaies différentes, qui défilent sur une musique traitant de la situation économique des artistes contemporains; ensuite, avec une vidéo réalisée sur commande pour la Monnaie de Paris par l’artiste algérien Mohamed Bourouissa, qui filme, avec force ralentis et ultrastylisation de la machine, la création d’une pièce de monnaie, au son du morceau autobiographique Fœtus, du rappeur français Booba. Le rapport entre image et son crée dans les deux cas une mini-performance où la notion d’argent est redéfinie, jusqu’au point où il est difficile de prendre conscience de sa valeur. Ça ne vous rappelle rien ?
Valentin Maniglia
«Post-Capital – Art et économie à l’ère du digital», jusqu’au 16 janvier 2022. Mudam – Luxembourg