Maître de l’instantané et inspiré par les surréalistes, Henri Cartier-Bresson a fixé, en noir et blanc, un Paris évanescent, délicat et insaisissable. Un musée parisien lui consacre une belle exposition. On y déambule, on y flâne avec bonheur…
Derrière la gare Saint-Lazare à Paris en 1932, un homme saute par-dessus son reflet dans l’eau. Un photographe est là, il fixe l’événement sur la pellicule. Il s’appelle Henri Cartier-Bresson, on le surnommera plus tard «le maître des images à la sauvette». Ce jour-là, il a réalisé un cliché qui demeure parmi ses plus fameux. Né à Chanteloup-en-Brie, en Seine-et-Marne, à l’est de Paris, le 22 août 1908, il suit ses études dans la capitale française au lycée Condorcet, étudie la peinture avec André Lhote et fréquente les surréalistes de la place Blanche. À 21 ans, il découvre le travail d’Eugène Atget et réalise ses premières photographies. En 1930-1931, il passe une petite année en Côte d’Ivoire, et à l’automne 1931, il achète son premier appareil photo, un Leica que l’on peut voir dans l’exposition qui lui est consacré au musée Carnavalet à Paris.
Très vite, il publie ses photos dans des journaux et revues et est exposé d’abord à l’étranger puis en France. Cartier-Bresson est un grand voyageur. Il sillonne l’Europe, file au Mexique puis aux États-Unis. À cette époque, il s’intéresse au cinéma et à la réalisation. Entre 1936 et 1939, il collabore avec Jean Renoir sur trois chefs-d’œuvre : La vie est à nous (1936), Partie de campagne (1936) et La Règle du jeu (1939). Dans la même période, il met en images trois documentaires sur la guerre en Espagne. Le 23 juin 1940, il est fait prisonnier et, en 1943, après deux tentatives infructueuses, il réussit à s’évader, ce qui lui fera dire, quelques années plus tard : «Je serai toujours un prisonnier évadé.» À son retour, il photographie des peintres, des écrivains ou encore des créateurs de mode, dont beaucoup vivent à Paris. À ces sessions de portrait, il avoue prendre grand plaisir, car elles prolongent l’esthétique de l’instantané.
Prince de l’errance
Dans le dossier de l’exposition Henri Cartier-Bresson, on lit : «Les visages saisis dans la rue donnent l’impression d’une rencontre fortuite alors que ceux réalisés en intérieur semblent plus le résultat d’une visite de courtoisie que d’une séance de pose.» En 1947, le Museum of Modern Art (MoMA) de New York lui consacre alors une exposition rassemblant 350 portraits petit format. La même année, avec ses amis Chim, Robert Capa et le Britannique George Rodger, il fonde à New York l’agence Magnum Photos. Cela le mènera en reportages en Asie pour couvrir des événements historiques comme la mort de Gandhi, en Inde, ou la création de la Chine populaire par Mao Tsé-toung. Il gagne un autre surnom dans le petit monde des photographes : le «géomètre du vif».
Entre des voyages à travers le monde, en 1951, le New York Times commande à Cartier-Bresson un reportage sur Paris. Il accepte. Les années suivantes, toujours avec son Leica, il s’offre des flâneries parisiennes. Il déambule dans la capitale, fixe des instantanés dont il est devenu l’un des maîtres. Prince de l’errance, flâneur libre, «à Paris, Cartier-Bresson ne sort jamais sans son appareil, qu’il tient à la hanche, mise au point ajustée». L’instrument lui sert à prendre des notes, à tenir son journal. Il déambule en flairant, à pied ou en métro. Il est dans son élément, un flâneur attentif qui peut s’adonner à sa passion pour «la prise de vue subite où le fond et la forme sont étroitement liés».
Sophistication géométrique
«À Paris, comme ailleurs, c’est l’être humain qui l’intéresse», écrit Anne de Mondenard, conservatrice en chef au musée Carnavalet. Avec le photographe, en noir et blanc, on déambule. Paris, Paris… Place de l’Europe, derrière la gare Saint-Lazare. Un dimanche sur les bords de Seine. Boulevard de la Chapelle, sous le métro aérien. Rue d’Alésia avec Alberto Giacometti. Ou encore au jardin des Tuileries. Et même dans les rues avec des étudiants manifestants en mai 1968… Encore Anne de Mondenard : «C’est dans cette ville que Cartier-Bresson a expérimenté la photographie. Il la parcourra jusqu’à la fin de sa vie…» Une ville, Paris, dont il disait en 2001 : «Il y a trop à dire et je m’y plais à fouiner en piéton.»
Pour l’écrivain Thomas Morales, «ce portraitiste de l’intérieur fut certainement l’un des rares artistes du XXe siècle à s’approcher au plus près de la vérité de celui qui pose, là devant lui, dans sa nudité sociale et ses doutes. Comme si devant l’objectif, toute tentative de fuite ou d’esquive devenait illusoire.» Le réalisateur allemand Wim Wenders voit, sous les clichés du photographe, un cinéaste. La grande photographe américaine Annie Leibovitz, quant à elle, tient à relever la sophistication géométrique et les jeux de regard.
Cette géométrie nourrie au surréalisme a nourri toute l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson. «J’ai une passion pour la géométrie et la joie c’est d’être surpris par une belle organisation de formes. Par là seulement le sujet prend toute son ampleur et son sérieux.» À 64 ans, il décidait d’arrêter la photographie pour se consacrer au dessin. En 2003, la Bibliothèque nationale de France lui consacre la rétrospective «De qui s’agit-il ?». Le 3 août 2004, trois semaines avant son 96e anniversaire, il meurt en Provence, à Montjustin. Loin de Paris…
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan
«Henri Cartier-Bresson. Revoir Paris», jusqu’au 31 octobre. Musée Carnavalet – Paris.
Henri Cartier-Bresson en quelques dates clés
1908 Naissance le 22 août à Chanteloup-en-Brie, en Seine-et-Marne.
1927-1928 Étudie chez André Lhote la peinture, pour laquelle il se passionne depuis quelques années.
1931 Parti à l’aventure en Côte d’Ivoire, il y reste un an et prend ses premières photographies.
1932-1935 Expose ses photos à New York, puis à Madrid et à Mexico. S’initie au cinéma aux côtés du photographe et cinéaste américain Paul Strand.
1936-1939 Assistant de Jean Renoir et réalisateur de documentaires sur les hôpitaux de l’Espagne républicaine. Reportage sur le couronnement du roi George VI.
1940-1943 Prisonnier des Allemands, il s’évade après trois ans de captivité. À la même époque, il réalise des portraits d’artistes ou d’écrivains : Matisse, Picasso, Braque, Bonnard…
1944-1945 Photographie la Libération de Paris, réalise Le Retour, documentaire sur le rapatriement des prisonniers de guerre et des déportés.
1947 Fonde l’agence coopérative Magnum Photos avec Robert Capa, David Seymour (dit Chim), William Vandivert et George Rodger.
1948-1950 Trois ans de reportages en Inde, en Chine et en Indonésie.
1952 Retourne en Europe. Publie son premier livre, Images à la sauvette, avec une couverture de Matisse.
1954 Publie Danses à Bali chez Robert Delpire. Après la détente, il est le premier photographe admis en URSS.
1966 Après de nouveaux séjours en Chine, au Mexique, à Cuba (pour le magazine américain Life), au Japon et en Inde, il se sépare de Magnum.
1969 Publie Vive la France. Exposition au Grand Palais un an plus tard.
1970 Épouse la photographe Martine Franck, dont il partagera la vie jusqu’à la fin de ses jours.
1974 Commence à se consacrer au dessin et aux portrait et paysage photographiques.
1981 Grand Prix national de la Photographie.
1987 Le MoMA de New York revient, avec l’exposition «Early Works», sur les premières années de son œuvre.
2002 La Fondation Henri Cartier-Bresson est «reconnue d’utilité publique» par l’État français.
2003 Rétrospective de son œuvre à la Bibliothèque nationale de France.
2004 Meurt le 4 août à Montjustin.