Le 4 janvier, l’exposition «The Bitter Years», montrée depuis 2012 au château d’eau de Dudelange, sera rangée dans les archives. Mais comment gère-t-on une collection d’une telle importance ? Confidences dans les coulisses du CNA.
Pour ceux qui n’ont pas encore vu une partie de «The Bitters Years», il va falloir se dépêcher. Car après le 3 janvier, les 88 photos exposées actuellement au château d’eau de Dudelange (Waassertuerm) rejoindront, dans les cartons, les 120 autres que compte cette emblématique collection mise sur pied par Edward Steichen à l’époque où il était directeur du département de la Photographie au MoMA (New York). Gérés par le Centre national de l’audiovisuel depuis 1989 et montrés depuis 2012, ces clichés historiques impliquent différentes problématiques en termes de décrochage, d’expertise, de conservation… Daniela Del Fabbro, la responsable du site, et l’archiviste Sandy Dos Santos expliquent, étape par étape, ce qu’exige la gestion d’un tel patrimoine.
Un décrochage tous les ans
Si jusqu’alors, l’exposition «The Bitters Years», forte de 208 photographies, n’a connu qu’une seule rotation depuis son installation au Waassertuerm il y a huit ans (en juillet 2016), elle est tous les ans décrochée entre janvier et mars. La raison? De «stricts» travaux de maintenance sont exigés, notamment en ce qui concerne la climatisation, essentielle pour ce qui est de la conservation. D’abord parce que les clichés, fragiles, ne peuvent «supporter les changements de température», explique Daniela Del Fabbro. Ensuite, parce que le lieu, exigu, requiert une certaine prudence… «La climatisation est située juste au-dessus des images, poursuit Sandy Dos Santos. Il vaut mieux alors éviter les dégâts, les incidents d’ordre physique. Ce serait dommage qu’un échafaudage tombe sur les œuvres, non ?» En janvier, elles connaîtront donc leur huitième décrochage. «Les manipuler aussi souvent n’est pas forcément conseillé, explique l’archiviste. Mais c’est moins grave que de les laisser telles quelles dans des conditions qui ne sont plus bonnes.» Rappelons que l’exposition «The Family of Man» à Clervaux, elle, reste fixée aux murs, même si le musée ferme, lui aussi, à la même période de l’année.
Des photos «fragiles» qu’il faut surveiller
«C’est un gros travail de conserver ces images le plus longtemps possible, d’où la nécessité de bien les surveiller.» Daniela Del Fabbro sait toute l’importance de «bichonner» cette collection, dont les tirages originaux auront 60 ans en 2022. C’est là qu’intervient l’experte, qui connaît les règles sur le bout des doigts : «Les conditions d’exposition sont strictes : la température (18°C) et l’humidité (45-50% dans l’air) sont régulièrement contrôlées. Dès que l’on dépasse ces valeurs (NDLR : les variations sont tolérées à hauteur de 2%), il faut intervenir !». Ce qui est déjà arrivé «au tout début». Sans oublier les dégâts que peut provoquer la lumière…
«L’éclairage doit être doux (NDLR : moins de 50 lux). On a placé un détecteur de présence : quand il n’y a personne dans l’exposition, la lumière s’éteint !» Nécessaire, selon elle, pour que la collection soit encore «accessible pour les générations futures». D’ailleurs, certaines de ces photographies se sont abîmées avec le temps, en raison de précautions moindres prises il y a un demi-siècle, et ne sont plus aujourd’hui «montrables» – on trouve ainsi quelques reproductions dans «The Bitters Years». À ce titre, Sandy Dos Santos rappelle qu’au départ l’exposition était «itinérante» et que la question de la conservation dans le domaine de la photo est encore «récente». Bref, «si toutes ces précautions étaient connues à l’époque, on n’aurait sûrement pas fait voyager La Joconde !» fait-elle remarquer en riant.
Un contraignant support en bois
Les photographies de la collection (soit celles de la dernière exposition au MoMA en 1962) sont montées sur un support en bois compressé, ce qui n’est pas «idéal» pour la «conservation, l’exposition, la manipulation», affirme Daniela Del Fabbro. Un panneau avec châssis qui nécessite une attention de tous les instants, notamment en raison d’une «colle qui vieillit elle aussi». Mais pas que… Sandy Dos Santos : «Quand on les décroche, on fait très attention quand on les tient, les pose…». Une méticulosité nécessaire qui a conduit toute l’équipe du CNA à revoir son système d’accrochage. «Un jour, une photo est tombée. À partir de là, on a décidé de ne plus accrocher la photo par son châssis, mais grâce à deux rails, situés en haut et en bas», enchaîne-t-elle, précisant que les choix d’exposition amènent souvent à des débats entre l’équipe artistique et celle technique. «Il faut souvent trouver des compromis entre les envies scénographiques, d’un côté, et la sécurité des œuvres, de l’autre.» Ce qui ne l’empêche pas d’avoir toujours «des sueurs froides» lorsqu’elle voit un «grand groupe» de visiteurs débarquer au Waassertuerm. «C’est vite fait de ne pas faire attention et de toucher avec un sac à dos une œuvre. Les gens pensent qu’ils n’ont fait que la frôler, mais la restauratrice, elle, pourra y trouver une rayure. Oui, la vigilance est totale !»
En deux jours, c’est dans la boîte !
Le 4 janvier au matin, ce sera une équipe aguerrie qui sera en charge d’enlever des murs les 88 photos exposées, soit «deux techniciens et deux autres personnes des archives», détaille Daniela Del Fabbro. «On ne confie pas ce travail à n’importe qui!», martèle de son côté Sandy Dos Santos, précisant qu’un de ces habitués le fait depuis «les années 90». Avec des gants, et dans «le respect du protocole» (encore un!), le quatuor a besoin de deux jours pour faire place nette. «Oui, c’est assez rapide !», disent-elles d’une même voix. S’ensuivront des retouches de peinture, du sol au plafond. Les photos, elles, seront placées dans leurs boîtes respectives, faites «sur mesure», et «emballées avec beaucoup de précaution». Direction les archives, dans un espace qui leur est spécialement dédié. «On a même ramené les étagères de la halle Victor-Hugo où elles étaient stockées à l’époque !», tient à préciser l’archiviste.
L’œil avisé de l’experte
Quand une exposition arrive à son terme, comme c’est le cas ici, la collection est «vérifiée». Pour le coup, de janvier à mars 2021, cette tâche incombera à une experte externe au CNA (NDLR : Francesca Vantellini), bien que résidente au Luxembourg et passant notamment ses derniers étés à Dudelange, l’œil collé sur la collection Lutz Teutloff, acquise il y a deux ans et toujours en cours de restauration. Cette dernière pratiquera alors un «monitoring de la collection», notamment pour vérifier la santé du support. Elle va ensuite passer les œuvres au spectromètre afin de voir «quelle quantité de lumière peut encore recevoir telle ou telle photo». «C’est très important, car son avis va nous permettre de prendre des directives pour la suite», soutient Sandy Dos Santos.
Des archives en souffrance
Ce n’est pas une nouvelle, mais la gestion des stocks reste un problème majeur au Luxembourg. «On manque de place, comme toutes les institutions culturelles au Grand-Duché !, affirme Sandy Dos Santos. On n’a jamais véritablement eu de marge de manœuvre.» Et pour cause, en ce qui concerne le CNA, entre la naissance du projet et sa concrétisation en 1989, les besoins concernant l’archivage ont triplé! «Quand on n’a plus de place, on ne jette pas. Donc, ça s’accumule…» En attendant l’hypothétique construction d’un «nouvel étage» à l’établissement, «The Bitter Years» va donc se reposer tranquillement, jusqu’à la prochaine remise à l’air libre. Ce qui ne sera pas pour tout de suite, en raison d’un «besoin d’espace», dixit Daniela Del Fabbro : en effet, il y aura d’abord, dès mars, «LandRush» de Frauke Huber et Uwe H. Martin, une exposition racontant l’impact de l’agriculture sur l’environnement et l’économie. En avril, ce sera au tour de la Norvégienne Eline Benjaminsen, en résidence à Dudelange, de dévoiler son travail. Notons aussi l’important projet estampillé «Esch 2022», avec cette collection de témoignages et de documents sur l’histoire du site. Mais alors, quand reverra-t-on Edward Steichen ? «On ne va pas oublier les photos dans les boîtes!, rigole Daniela Del Fabbro. Mais on va sûrement retravailler le concept. Après, sous quelles conditions et quelles formes, il est trop tôt pour en parler.»
Sandy Dos Santos, elle, les retrouvera, comme chaque année, avec la même émotion, notamment celles de Dorothea Lange, qui la «prennent toujours aux tripes».
Grégory Cimatti
«The Bitter Years», petit historique
1935-1942 Documentation de l’Amérique rurale lors de la Grande Dépression par la Farm Security Administration (FSA)
1962 Première présentation au MoMA, New York
1967 Don de la collection au Luxembourg
1968-1970 Exposition au MNHA en 1968 et à Esch-sur-Alzette en 1970
1989 Intégration de la collection dans les archives du CNA
1992 Première restauration 1995-1996 Exposition au Casino Luxembourg
2001-2002 / 2009-2013 Restaurations 2012 Ouverture du Waassertuerm+Pomhouse à Dudelange avec une première sélection d’images de «The Bitter Years»
2016 Rotation des images de la collection et nouvelle présentation