Le documentariste chinois Wang Bing fait l’objet d’une exposition au Cercle Cité : à travers quatre films, l’intime se mêle à l’historique, pour un monumental travail de mémoire.
Cinéaste à l’œuvre hors norme et sans égale, le documentariste chinois Wang Bing expose pour la première fois son travail au Luxembourg, dans le cadre de l’exposition organisée annuellement par le Cercle Cité en partenariat avec le Luxembourg City Film Festival. Avec les films de Wang Bing, l’espace d’exposition du Ratskeller devient un lieu de mémoire collective, qui lève le voile sur des sujets sensibles de l’histoire et de la société chinoises.
À l’image de son œuvre la plus récente, Jeunesse (Le printemps), une immersion dans le quotidien précaire de jeunes forçats du textile, venus de la Chine rurale et logés dans une gigantesque cité ouvrière à 150 kilomètres de Shanghai, ville la plus riche du pays. Le film de 3 h 32, coproduit au Luxembourg par Les Films Fauves et en compétition au dernier festival de Cannes, sera projeté à l’occasion du LuxFilmFest, en présence du réalisateur.
La mémoire, thème qui traverse toute l’œuvre de Wang Bing, est aussi celui de l’exposition à lui dédiée ; un choix qui s’est opéré grâce à la proche collaboration entre le cinéaste et la curatrice, Anastasia Chaguidouline, qui envisage cette exposition comme «une parfaite introduction au travail de Wang Bing pour un nouveau public». Celui qui raconte depuis plus de vingt ans l’histoire officieuse et cachée de son pays a montré ses monumentaux travaux d’observation dans les grands festivals de cinéma (Berlin, Cannes, Venise, Locarno…) comme dans les espaces d’art contemporain.
Ici, ce sont quatre œuvres montrées dans leur intégralité «dans une scénographie minimaliste» qui encourage un «face-à-face entre le spectateur et l’œuvre», afin de «susciter l’intérêt du public» pour les films du maître, explique Anastasia Chaguidouline. «Les thèmes de son cinéma sont liés à l’humain : des histoires et témoignages qui sont à la fois très éloignés de nous géographiquement, et très proches, parce qu’ils abordent la vie, la mort, le travail, la santé…»
«Derrière les images»
Ainsi, l’exposition montre Traces (2014; tourné en 2005), un film court pour lequel le cinéaste a parcouru à pied, en observateur solitaire, l’ancien camp de rééducation de Jiabiangou, dans le désert de Gobi, actif et éminemment meurtrier de 1957 à 1961. L’une des toutes premières expériences de réalisateur pour Wang Bing, qui venait néanmoins de gagner une reconnaissance internationale avec son premier film, West of the Tracks (2002), soit l’agonie de la plus grande zone industrielle de Chine, racontée sur le cours de neuf heures, à travers la vie des derniers ouvriers sur place.
Traces, réalisé avec «des rouleaux de pellicule 35 mm récupérés chez d’autres réalisateurs», s’inscrit dans une première période où l’artiste, habité par «beaucoup d’incertitudes» et un «stress invisible», se demandait sans cesse «pourquoi je faisais ces films, et quels problèmes ils allaient m’apporter». «Le documentaire, c’est une forme qui m’amène la liberté. C’est très important pour moi de travailler dans un environnement libre», assure aujourd’hui celui dont les films restent interdits en Chine.
Durant le tournage de Traces, Wang Bing a rencontré Fengming, une dame âgée qui avait perdu son mari à Jiabiangou. «Nous avons beaucoup parlé, puis, six mois après Traces, nous avons décidé de faire un film ensemble», que le réalisateur tournera en une semaine. Le film éponyme retrace ainsi trente ans d’histoire, mettant en lumière, à travers le récit intime de cette femme qui se livre durant plus de trois heures, les promesses et les trahisons de la République populaire de Chine. Sur un mur blanc, au centre de la première salle du Ratskeller, Traces est projeté d’un côté; Fengming (2007) de l’autre, comme pour «raconter l’histoire derrière les images», analyse la commissaire.
Derniers témoins vivants
«À travers la mémoire des gens qui ont connu cette époque, on connaît mieux la vérité de l’histoire», dit Wang Bing, dont le récent Man in Black (2023), présenté dans la seconde salle de l’exposition, fait écho à Fengming. Devant sa caméra, le compositeur Wang Xilin, 86 ans, exilé en Allemagne depuis 2019 : seul et complètement nu dans le théâtre parisien des Bouffes du Nord, il raconte ses mémoires douloureuses du régime, dont il porte les stigmates sur le corps.
«Wang Xilin et Fengming ont le même âge, ils partagent la même mémoire (…) Un autre point commun entre eux est la création artistique, qu’ils ont poursuivi après la répression du régime.» Fengming avait déjà raconté son histoire dans un livre («détruit par le gouvernement et aujourd’hui impossibles à transmettre» aux nouvelles générations, glisse le réalisateur), tandis que les compositions de Wang Xilin, interdites elles aussi, sont hantées par la violence de la Révolution chinoise. Ces témoins oraux, aux histoires qui se complètent, «font partie des derniers encore vivants», dit Wang Bing. «J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir les filmer et d’entendre leurs histoires racontées librement.»
Si le cinéaste chinois peut continuer de tourner ses documentaires en République populaire de Chine, son œuvre y reste invisible. Aujourd’hui établi à Paris, il se défend pourtant d’être un cinéaste politique, se voyant plutôt comme un passeur d’histoire(s) : «Ce que je veux montrer à travers mes œuvres, ce sont ces individus qui représentent ce qu’il y a à l’intérieur de moi, humainement. Mes personnages et mes thèmes sont très liés à la politique; moi, je n’aime vraiment pas ça. Mais puisqu’en Chine, la politique est omniprésente, je ne sais pas comment faire pour la contourner.»
Pour la quatrième et dernière œuvre de l’exposition «Wang Bing : Memories», la mémoire n’est plus celle d’un territoire ou d’individus, mais elle est prise au mot. Mrs. Fang (2017, Léopard d’or au festival de Locarno) est certes d’abord né d’une envie de filmer «l’image typique de la Chine rurale» de la région du Yunnan – matériel qui servira ensuite aux films Bitter Money (2016) et Jeunesse –, jusqu’à la rencontre du réalisateur avec Fang Xiuying, la mère d’une amie, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Wang Bing y filme les dix derniers jours de la vie de la dame, «allongée et muette», jusqu’à sa mort. Le film «transgresse ainsi un tabou cinématographique, la mort», et forme l’un des plus émouvants et difficiles témoignages humains filmés par Wang Bing. Le réalisateur, lui, est catégorique : «Mrs. Fang est mon film préféré.»
«Wang Bing : Memories», jusqu’au 14 avril. Cercle Cité – Luxembourg.
Jeunesse (Le printemps), de Wang Bing. Le 1er mars à 20 h. Utopia – Luxembourg.