Avec L’Heure H, Erri De Luca, 71 ans, réalise son premier roman graphique et replonge dans les luttes ouvrières des années 70 en Italie – et ses principes – qu’il a vécues de l’intérieur.
C’est un petit livre sans prétention, subtil, délicat. En somme, à l’image de celui qui le porte : Erri De Luca, l’un des plus grands écrivains italiens contemporains qui, malgré sa renommée, s’est toujours mis à la hauteur d’un peuple qu’il chérit. Chez lui, le combat pour une société plus juste, plus équitable, a toujours été une obsession : on l’a vu, en 2015, sur les bancs des accusés, jugé pour «incitation au sabotage» du chantier du tunnel ferroviaire entre Lyon et Turin, ou plus récemment, aux côtés des migrants.
Un engagement politique et social – en un mot, citoyen – qui remonte à sa vie de jeune adulte, aux côtés de Lotta Continua (LC), organisation d’extrême gauche née en 1969 dans les usines de Milan et de Turin, et dont il a contribué à créer la section romaine en 1970. Certains membres basculèrent ensuite dans la lutte armée. Lui, au contraire, a toujours été du côté de la non-violence, avec cette foi immuable en l’autre, aux autres, au collectif.
«Notre victoire ne se mesurera pas au nombre d’ennemis tués, mais au nombre de ceux qui s’uniront à nous», lâche ainsi un des personnages de L’Heure H, dans une proche synthèse de sa bienveillante philosophie. Avec Cosimo Damiano Damato, également au scénario, et accompagné du dessin magnifique de Paolo Castaldi, l’une des signature montante du 9e art, l’ouvrage, sorti il y a deux ans en Italie, revient donc sur ses premières années de militantisme, imposées par des conditions ouvrières exécrables.
L’usine, «zone de guerre»
Sara et Sebastiano, les deux figures idéalistes de ce roman graphique, sont de la même trempe. Pour eux, l’usine est une «zone de guerre», et doit redevenir un lieu de travail, de droits et non de mort. Il faut dire qu’à la fin des années 60, la sidérurgie est devenue un tombeau. Devant les cadences infernales ordonnées par les patrons, les accidents du travail se multiplient. Par exemple, dans l’entreprise Italsider, terrain d’affrontements et de grèves sauvages, le bilan est sans équivoque : 280 ouvriers morts en dix ans, et plus de 100 000 blessés.
Tandis que les syndicats tempèrent, le quotidien Lotta continua se veut témoin de la situation. Sur le terrain, elle milite pour la création d’assemblées qui sauront décider seules du sens de la lutte. Dans les écoles ou sur les chantiers, le journal, vendu à la volée, met des mots sur un combat articulé autour de la notion de classe, dans un duel entre prolétaires et bourgeois. En attendant que la révolution s’affirme, elle doit commencer, comme le dit le surtitre, «par ne plus baisser la tête», en réaffirmant les droits ouvriers autour de deux nécessités : réduction du temps de travail et augmentation salariale.
Le poids du papillon, bientôt chez Futuropolis
Bien sûr, née sur le terreau fertile des mouvements sociaux qui apparaissent dans toute l’Europe à la fin des années 60, l’émulation vise large : L’Heure H évoque, bien sûr, les 35 heures par semaine, les blocages des chaînes de production et les activités clandestines (Sara et Sebastiano en viennent à transporter ce qui ressemble à des explosifs), mais parle aussi de l’égalité homme-femme, du Vietnam, de la prison, des sans-abri (et des occupations arbitraires)… Sans oublier de donner la parole à d’autres catégories professionnelles, comme les ouvriers agricoles ou les pêcheurs. Car le capitalisme tue tout : hommes, bêtes, écosystèmes.
Saluons donc cet aperçu – brutalement réel – de l’Italie des luttes ouvrières à travers le filtre d’un des quotidiens politiques les plus influents de ce pays. Dans le ton, certes, les démonstrations théoriques peuvent être un peu pompeuses. Dans la forme, par contre, c’est la poésie et l’élégance qui l’emportent, grâce à des traits épurés et de douces aquarelles. Erri De Luca, lui, rappelle par ce geste une évidence : «Quand quelqu’un se dissocie de ce qu’il a fait dans sa jeunesse, il se dissocie de lui-même», confiait-il lors de la sortie de son roman Impossible (2020). Il pourra le clamer à nouveau en 2022, les éditions Futuropolis comptant publier son roman Le Poids du papillon, ode à la nature illustrée ce coup-ci par Andrea Serio.
Grégory Cimatti
L’Heure H, d’Erri De Luca,
Cosimo Damiano et Paolo
Castaldi. Futuropolis.
L’histoire
Sara et Sebastiano vivent leur amour à l’ombre de l’entreprise de sidérurgie Italsider. Ils luttent pour un avenir juste et équitable. Ils font partie d’une des plus importantes formations de la gauche extraparlementaire italienne, active de la fin des années 1960 à la première moitié des années 1970. Leur militantisme tumultueux se déroule dans les rues de Tarente, accompagné jour après jour par les articles du quotidien Lotta continua, organe officiel du groupe politique du même nom. La voix de leur protestation s’élève haut et fort avec celle d’une foule d’autres, jusqu’au moment fatidique, attendu depuis toujours, jusqu’à ce que sonne l’Heure H…