Dans un formidable livre, Gainsbourg, roman, Eric Paradisi emprunte, tout en «je», le costume et les ballerines blanches de ce personnage hors norme pour raconter les quarante premières années de sa vie.
À l’image d’un Spike Jonze, il aurait pu se glisser dans la peau de John Malkovich. Il n’en est rien : romancier de belle réputation (Un Baiser sous X en 2010, Blond cendré en 2014), Eric Paradisi s’est paré du costume et des ballerines blanches du créateur de La Javanaise, du Poinçonneur des Lilas ou d’Aux armes et cætera. Et nous glisse Gainsbourg, roman. L’auteur s’est pris au «je» pour raconter une vie aussi singulière que plurielle, en parcourant les quarante premières années de ce personnage si rare.
Avec une grâce littéraire et stylistique, Paradisi en Gainsbourg (ou le contraire, allez savoir !) se balade de 1928, naissance de Lucien Ginsburg à Paris dans une famille juive, à 1968, année durant laquelle Serge Gainsbourg quitte Brigitte Bardot et rencontre Jane Birkin. Gainsbourg, roman, c’est le livre des métamorphoses. Celles d’un homme qui, de la laideur physique, a fait une beauté et qui chantait : «La beauté cachée / Des laids des laids / Se voit sans / Délai délai». Une rencontre exclusive.
Comment se glisse-t-on dans la peau de Gainsbourg ?
Eric Paradisi : Cette idée, je l’avais en moi depuis longtemps. Écrire sur Serge Gainsbourg est, chez moi, un vieux projet – quasiment depuis que j’étais adolescent. De lui, alors, je ne connaissais que le personnage que je voyais à la télé et son album reggae, Aux armes et cætera, sorti en France le 13 mars 1979. Et puis, j’ai vu un dans un documentaire un autre homme, mélancolique, timide. Plus je l’écoutais, plus j’avais l’impression de me voir. C’était assez troublant. Et quand il est mort le 2 mars 1991, ce fut pour un choc. Je me suis alors dit : « Un jour, je lui ferai un hommage littéraire »…
Il vous a fallu attendre plus de trente ans pour passer à l’acte de cet hommage…
C’est qu’il me fallait trouver la forme littéraire. Mais après la parution de mon précédent roman en 2018, L’Homme sensible, le fantôme de Serge Gainsbourg est revenu à moi. Je me suis dit que pour un livre sur un tel personnage, il fallait quelque chose de classieux. J’avais alors Gainsbourg, la biographie écrite par Gilles Verlant en 1992, et ses albums. C’est tout… Mais pour moi, Serge Gainsbourg est un frère d’âme, une sorte de double. J’imagine assez bien ce qu’il a pu éprouver. J’ai aussi ce côté très mélancolique.
Pour Gainsbourg, roman, vous avez opté pour le « je« . Est-ce une facilité technique ?
Jusqu’alors, j’ai écrit tous mes romans à la première personne du singulier. Pour moi, écrire, c’est avant tout un travail d’acteur. On prend les habits du personnage, on imagine ses pensées, ses émotions… Et puis, un soir, la première phrase m’est apparue : « J’ai passé ma vie dans une bulle et je n’ai rien fait pour retarder l’explosion. » Gainsbourg aurait pu l’écrire.
C’est romancé du début à la fin, même si tout est vrai!
Vous vous êtes accordé quelques libertés sur cette première partie de vie de Gainsbourg qui court pendant quarante ans, entre 1928 et 1968 ?
Qu’on soit bien d’accord, je n’ai pas écrit une biographie de Serge Gainsbourg. C’est romancé du début à la fin, même si tout est vrai!
Votre premier souvenir de Serge Gainsbourg ?
Une émission télé, mais ce n’était pas encore le coup de foudre, même si j’aimais bien son côté provocateur. Un peu plus tard, j’ai découvert Lucien Ginsburg… et puis, l’album reggae. Mais il ne faut pas oublier qu’entre 1958 et 1962, il ne voit que par le jazz!
Qu’avait-il de si différent, de si unique ?
Il voulait être à l’avant-garde. Peintre, il ne voulait pas peindre comme Picasso, il voulait être le nouveau Picasso. Au début de sa carrière de musicien et chanteur, ses albums ne se vendaient pas, il était désespéré. Plus tard, quand il écrira un roman, Evguenie Sokolov (1980), les ventes ne seront pas terribles… Pareil avec le cinéma. Une seule chose l’intéressait: être à l’avant-garde de l’art, quel qu’il soit!
Une sacrée ambition, non ?
Il voulait révolutionner. En peinture, il affirmait : « Je serai le nouveau Courbet ou rien ! » Malheureusement, il n’avait pas le talent de son ambition…
Ainsi, il bifurque vers la musique et la chanson…
Comme il l’a souvent dit, il est alors passé d’un art majeur à un art mineur. D’ailleurs, son père lui avait suggéré de faire profession de la musique : « Au moins, avec la musique, tu ne crèveras pas de faim« , lui a-t-il dit. Dans les années 1950, il donne La Javanaise à Juliette Gréco, il écrit aussi Le Poinçonneur des Lilas… Le label Philips lui propose de chanter, et lui offre un contrat en 1958 – il accepte, contraint et forcé. Il aurait souhaité rester dans l’ombre, il est devenu chanteur par la force des choses.
Tout en continuant à travailler pour les autres, surtout pour des chanteuses…
Il a refusé de collaborer avec les vedettes de la vague yé-yé, Johnny Hallyday, Eddy Mitchell… Il déteste également ce qu’on appelle la variété. En 1965, on lui demande d’écrire et composer une chanson pour France Gall qui va représenter le Luxembourg à l’Eurovision. Il accepte, il dit : « J’ai retourné ma veste, elle était fourrée en vison. » Avec Poupée de cire, poupée de son, France Gall, 17 ans, gagne. Gainsbourg fera un seul commentaire : « Cette chanson, c’est 45 briques !“
Revenons sur l’ambition…
Gainsbourg, c’est la revanche d’un petit juif russe qui se rêvait comme le peintre de l’après-guerre. Ça n’a pas fonctionné, il s’est mis au service de la musique. Il voulait une revanche sur la vie, sur sa laideur, mais il n’était pas prêt à tout. La preuve : il a composé des albums de jazz de grande qualité. Oui, il était ambitieux, mais avec des règles!
Gainsbourg, très tôt, c’était aussi un « homme à femmes« …
Il ne s’est jamais caché d’avoir, très jeune, découvert la femme avec les prostituées. À 19 ans, il est avec Elisabeth, femme ravissante de deux ans son aînée, sa première « non tarifée » comme il se plaisait à le dire. Et jusqu’à la fin de ses jours, il restera un grand romantique, un « homme à femmes » qui avait, il ne s’en cachait pas, « faim de sexe ».
En quelques mots, votre Gainsbourg, ce serait quoi?
Empathie. Sensibilité. Mélancolie. En me glissant dans la peau de Serge Gainsbourg, j’ai enfin fait le lien entre mon adolescence et ma vie d’adulte.
Gainsbourg, roman, d’Eric Paradisi. Éditions de L’Archipel.
Provocation, mode d’emploi
D’entrée, on est prévenu. Marchand d’art, expert en manuscrits et propriétaire d’une galerie d’art à Lyon, Julien Paganetti n’y va pas par quatre chemins dans son (beau) livre simplement titré Serge Gainsbourg, la flamme du scandale, dédié «aux libres d’esprit». «Serge Gainsbourg est un oiseau rare. Tout a été dit, écrit, commenté sur cette personnalité hors du commun qui, en son temps, admirée ou honnie, a marqué toutes les mémoires nationales. L’homme fut complexe, génial, paradoxal, tendre et blessé. Une espèce disparue. Il fut de ceux que jamais l’on n’oublie. Le pouvoir de la fascination est étrange», peut-on lire.
Dans cet ouvrage abondamment illustré (avec, entre autres, des photographies inédites de Michel Giniès), l’auteur prend comme appui pour son évocation une date : 11 mars 1984. Ce jour-là, un dimanche en fin de journée, Serge Gainsbourg est l’invité de l’émission 7/7 présentée par Anne «pull mohair» Sinclair sur TF1. À l’époque, la télé française ne compte que trois chaînes, et l’audience est impressionnante (environ 10 millions de téléspectateurs). Ce soir-là, l’homme sort un billet de 500 francs. Et, en direct, l’enflamme. Un acte de protestation contre la surfiscalité du gouvernement socialiste. Immédiatement, ce geste devient un immense scandale, une polémique nationale.
Avec un bel à-propos, Julien Paganetti ne manque pas de rappeler que la provocation, c’est à partir des années 1980 la marque de fabrique de Gainsbourg qui deviendra Gainsbarre, avatar des excès. L’hymne national, La Marseille, en version reggae et paroles modifiées. Des amitiés politiques avec des «parachutistes». Des soirées follement arrosées qui l’envoyaient au poste pour la nuit – au petit matin, les policiers le ramenaient chez lui. Des propos grossiers à la star américaine Whitney Houston devant Michel Drucker. Une chanson et un clip, Lemon Incest, en 1984 avec Charlotte, sa fille alors tout juste âgée de 13 ans… Et c’est ainsi que Serge Gainsbourg a mis le feu à la société française, lui le «politiquement incorrect», pour qui la provocation fut une dynamique.
S. B.
Serge Gainsbourg, la flamme du scandale, de Julien Paganetti. Éditions Herscher.