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En Ukraine, la «résistance» par les livres


(photo AFP)

Professeur de philosophie, éditeur, libraire, musicien : à Kharkiv, Oleksandr Savtchouk mène une «résistance culturelle» contre la Russie en éditant des livres oubliés ou interdits d’auteurs ukrainiens, alors que la guerre a provoqué dans le pays un réflexe d’identité nationale.

Les yeux clos, Oleksandr Savtchouk égrène les arpèges sur sa bandoura, équivalent ukrainien du luth. Une façon, pour cet éditeur de manuscrits oubliés, d’opposer une «résistance culturelle» à la Russie, à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front. La scène se déroule à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, exposée quotidiennement aux attaques aériennes depuis le territoire russe situé une trentaine de kilomètres plus loin.

Du fait de cette proximité, la langue, la musique, la culture russe demeurent très présentes à Kharkiv. Mais la guerre contre la Russie y a provoqué, comme ailleurs dans le pays, un puissant réflexe identitaire. Oleksandr Savtchouk fait figure de pionnier en la matière. Dès 2010, ce professeur de philosophie de 41 ans s’est transformé en éditeur pour exhumer des œuvres d’auteurs ukrainiens oubliés ou censurés par le pouvoir soviétique.

La modeste maison d’édition (savchook.com) qu’il anime seul a publié depuis 200 ouvrages, pour un tirage total de 60 000 exemplaires. «C’est une goutte d’eau dans la mer, mais les réactions nous laissent croire que nous fournissons des réponses aux gens» sur leur identité nationale, estime-t-il.

L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 par l’armée russe – qui avance alors jusqu’aux faubourgs de Kharkiv – suscite un pic des ventes. Notamment un alphabet ukrainien superbement illustré par le dessinateur Heorhii Narbut (1886-1920) ou Retour d’une tradition, un livre consacré aux kobzars, ces troubadours aveugles qui sillonnaient l’Ukraine depuis le milieu du XVIIe siècle. Leur cécité les rapprochait de Dieu, disait-on, et ils bénéficiaient d’un profond respect populaire. Jusqu’à leur élimination par le pouvoir soviétique dans les années 1930.

Ailleurs en Ukraine, d’autres éditeurs publient régulièrement des livres consacrés à la culture nationale, comme Rodovid («Arbre généalogique») ou Duh i litera («L’esprit et la lettre»). Les festivals littéraires se sont multipliés cette année, à Kiev, Lviv, Odessa, Dnipro. À Kharkiv s’est tenue en août dernier une telle «Foire littéraire» à l’initiative d’un écrivain très connu, Serhyi Jadan.

Je vois une continuation de la même politique (russe) depuis le XVIIe siècle

«Mon histoire familiale m’a poussé à entamer cette résistance culturelle dès 2005», explique pour sa part Oleksandr Savtchouk, dont les deux grands-pères ont subi la répression soviétique. À la suite de sa maison d’édition, il a ouvert en mars une librairie baptisée Book Shelter, clin d’œil aux abris antiaériens fréquentés quotidiennement par la population.

Devant les quelques clients présents un samedi matin de novembre, Oleksandr Savtchouk s’accompagne de la bandoura pour chanter un poème de Hryhorii Skovoroda. Le musée jouxtant la tombe de ce philosophe itinérant du XVIIIe siècle a été pulvérisé par un missile russe le 6 mai 2022 à Skovorodynivka, à 40 km de Kharkiv, dans ce que les Ukrainiens qualifient d’«attaque ciblée» contre un joyau de leur patrimoine.

«Je vois une continuation de la même politique (russe) depuis le XVIIe siècle, et ce qui se passe aujourd’hui n’en est qu’une nouvelle itération», estime-t-il. À savoir une puissance militaire qui écrase militairement un voisin plus petit et s’approprie sa culture, «un peu comme les Romains avec la Grèce».

Une plaque dédiée à Stefan Taranouchenko

Varvara Fomenko, 14 ans, apporte une aide bénévole à la librairie. «Cela fait un an que je m’intéresse à la littérature ukrainienne», explique-t-elle. L’adolescente rejette de plus en plus la culture russe – musicale notamment – dans laquelle elle a grandi, mais reconnaît être minoritaire parmi ses camarades de classe.

De son côté, l’éditeur a dû vaincre des réticences locales pour obtenir la pose en 2020 d’une plaque commémorant l’arrestation, dans un immeuble proche, de Stefan Taranouchenko en octobre 1933 pour avoir photographié et relevé les plans de cinq églises en bois promises à la destruction par les autorités soviétiques. Ces églises «revivent» aujourd’hui dans un livre qu’il publie, y compris via des codes QR les faisant apparaître en trois dimensions.

Devant des journalistes, le prof de philo, éditeur et musicien a tenu à fleurir la plaque dédiée à Stefan Taranouchenko. Arrive un passant qui le reconnaît et se précipite vers lui. C’est pour lui serrer chaleureusement la main. «Votre travail est aussi important que celui de l’armée ukrainienne», lui assure Slava Mavrychev, un journaliste de 38 ans. «Ouf, j’ai cru qu’il venait pour me frapper», sourit ensuite Oleksandr Savtchouk.

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