À Chiraz, ville où le poète Hafez a vécu au XIVe siècle, il est possible de consulter des «falgirs». Ces diseurs de bonne aventure lisent l’avenir dans les versets du poète vénéré, dont les écrits auraient un pouvoir prophétique.
Devant le mausolée du poète Hafez, Mitra, préoccupée par le mariage de son fils, s’est approché d’un diseur de bonne aventure. Il l’a rassurée en lisant l’avenir dans un poème vieux de six siècles. Mitra, âgée de 61 ans, a longtemps hésité même si, comme de très nombreux Iraniens, elle croit depuis longtemps au pouvoir prophétique de la poésie de Hafez, le plus vénéré des poètes persans. Chaque soir, à la tombée de la nuit, admirateurs et curieux se pressent autour de son mausolée au dôme de jaspe dans un parc de Chiraz (sud), la ville où l’auteur est né et a vécu au XIVe siècle.
«J’ai finalement décidé de consulter aujourd’hui parce que j’avais des doutes sur le bien-fondé du mariage de mon fils», explique Mitra. Elle s’est pour cela adressée à un «falgir», l’un des cinq à six diseurs de bonne aventure qui proposaient leurs services dans le parc ce soir-là. L’homme a ouvert au hasard le Divân, le recueil de poèmes de Hafez, et récité quelques versets, souvent un mélange d’expressions mystiques et de métaphores, dont il a interprété la signification. L’échange autour du «Fal-e Hafez» n’a duré que quelques minutes, mais Mitra est soulagée. «J’ai enfin repris espoir», dit-elle.
Falgir âgé de 67 ans, Mostafa Eskandari peut réciter par cœur l’œuvre de Hafez, qu’il interprète depuis trois décennies. «Les odes de Hafez sont ambiguës et offrent de multiples lectures», explique-t-il. «Si un millier de personnes viennent avec une interrogation et ouvrent le livre ensemble, chacune d’entre elles en tirera une réponse différente.»
Nous débutons toujours l’année avec les poèmes de Hafez pour voir ce qu’elle nous réserve
Patientant dans le parc, les autres diseurs de bonne aventure portent une perruche gazouillante sur leur épaule et proposent aux visiteurs des enveloppes colorées. Moyennant une petite somme, «l’oiseau de l’amour», selon sa traduction en persan, pique avec son bec une enveloppe renfermant une carte imprimée de vers du poète. «Je demande régulièrement de l’aide à Hafez et je le consulte», témoigne Hamideh, un professeur de chimie de 44 ans. «Je ne peux pas l’expliquer rationnellement, mais c’est un besoin pour moi.»
Hafez, qui parle beaucoup d’amour, de vin et de la mélancolie dans ses poèmes, reste une figure vénérée même après la Révolution islamique de 1979, qui a notamment banni l’alcool. Il y a quelques années, un haut religieux chiite a cependant critiqué le Fal-e Hafez comme une tradition sans «aucune base dans la charia», la loi islamique, et a exhorté les fidèles à ne pas «suivre les divinations de Hafez». La lecture de ses poèmes est l’une des traditions des célébrations du nouvel an persan, Norouz, au début du printemps, et de Shab-e Yalda, la fête du solstice d’hiver. «Nous débutons toujours l’année avec les poèmes de Hafez pour voir ce qu’elle nous réserve», relate Maryam Youssefi, une femme au foyer de 46 ans.
Au-delà, ces traditions reflètent la profonde passion des Iraniens pour la poésie persane, qui trouve sa place dans les conversations quotidiennes comme dans les discours politiques. Des vers sur l’amour et la spiritualité peuvent être tissés sur des tapis, gravés sur des bijoux ou calligraphiés sur des panneaux publicitaires. Parmi les poètes éminents figurent Saadi, lui aussi originaire de Chiraz, dont la prose lyrique du XIIIe siècle reste indémodable aux yeux de ses amateurs, et Ferdowsi, l’auteur de l’épopée du Shah Nameh (le «Livre des Rois»), qui cultive l’héritage préislamique de l’Iran à travers des contes mythiques. «Ils sont nos personnalités nationales et les piliers de notre culture», résume Farshad, un médecin de 41 ans de Tabriz (nord-ouest), en visite à Chiraz.
Au début du XXe siècle, la poésie est devenue un instrument privilégié de la contestation contre la situation politique et sociale du pays. Mais les œuvres des auteurs dissidents, comme Ahmad Shamlou, Forough Farrokhzad et Simin Behbahani, ont été soumises à une sévère censure avant même la Révolution islamique. Pourtant, à Chiraz comme ailleurs, les séances de lecture de poésie continuent à attirer de nombreux adeptes, se félicite Ahmad Akbarpour, écrivain et poète. Même si la poésie «n’a plus le statut qu’elle a eu dans le passé, le temps dira si l’héritage des poètes d’aujourd’hui perdure».