Rodrigo Moreno raconte l’aventure Los delincuentes, renversante fresque tragicomique sur le pouvoir de l’argent et la soif de liberté, qui furent pour lui aussi les deux nerfs du projet.
Selon Rodrigo Moreno, «la liberté, c’est quelque chose que l’on porte en soi». Plus encore que le sujet de son quatrième film, Los delincuentes, renversante fresque à taille humaine coproduite au Luxembourg (Les Films Fauves) et présentée jeudi en compétition «Un certain regard» à Cannes, elle est ce qui a guidé le cinéaste argentin tout au long d’un projet long de cinq ans.
La liberté est un vertige, qui dans un premier temps désoriente les deux protagonistes du film, employés de banque à l’existence ennuyeuse qui décident de voler l’argent du coffre. Pour le réalisateur de 50 ans, elle est une boussole, qui l’a guidé tout au long d’une aventure bardée de difficultés.
Los delincuentes est un projet long de cinq ans. Comment est-il né et comment a-t-il évolué?
Rodrigo Moreno : Nous avons commencé à tourner en 2018 avec un scénario inachevé, avec un important financement chilien que nous devions utiliser avant la fin de l’année. En décembre 2018, après deux semaines de tournage, j’ai commencé à monter le matériel existant, puis nous nous sommes remis à la recherche d’argent. C’est là que le Luxembourg est apparu : nous avions soumis le film à l’aide Cineworld, et lorsque nous l’avons décrochée, l’argent nous a permis de réfléchir à terminer sérieusement le film. D’autres pays sont entrés en coproduction, puis la pandémie est arrivée et nous a empêchés de tourner pendant un an et demi; après cette période, l’un de mes acteurs a dû partir neuf mois en Espagne pour un tournage…
Ce que j’ai appris de cette expérience, c’est qu’il ne faut pas forcer les obstacles, mais en tirer le meilleur pour que le projet en profite. C’est une stratégie; si j’avais fait ce film plus jeune, j’aurais tourné, peu importe les obstacles rencontrés sur ma route. Dans ce cas, le temps était un avantage, pour faire des essais, faire des erreurs, les corriger, réécrire… En Argentine, on est encerclé par les problèmes, économiques en particulier; on a appris à survivre dans ces conditions, et il me semble qu’on est entraîné, d’une certaine manière, à surmonter ce genre d’obstacles.
Le film devait initialement durer cinq heures, réduit à trois pour sa première cannoise. Qu’est-ce que le temps vous permet, en tant que cinéaste?
On a cinq ans pour tourner un film : faisons en sorte que ce temps se ressente à l’écran. On a filmé une scène où la femme de Román, professeure de musique, enseigne à deux enfants; trois ans et demi plus tard – dans le temps fictif, mais aussi dans la réalité –, on retrouve les enfants qui ont grandi. En y pensant aujourd’hui, tous ces obstacles, j’en avais besoin. Pourtant, je n’aurais jamais pu les prévoir. Étant aussi l’un des producteurs du film, je voulais diviser le tournage en plusieurs sessions au cours d’un an, en été et en hiver. Quand le projet a commencé à prendre un peu, puis beaucoup de temps, le monde aussi a changé. La forêt où nous avions tourné dans la région de Córdoba, par exemple, a été dévastée par un énorme feu; quand on est revenu sur le lieu après le covid, il était méconnaissable. Il y a des petits éléments dans le film qui donnent un indice sur le temps qui passe.
Les personnages du film s’appellent Román, Morán, Norma, Morna, Ramón. Les anagrammes amusent, puis on découvre que leur fonction est plus profonde, comme si chaque personne était le miroir de l’autre…
À la base, je voulais simplement m’amuser. Un petit jeu stupide. Morán, à la base, est le nom du protagoniste du film Apenas un delincuente (Hugo Fregonese, 1949), qui fut ma principale inspiration pour l’histoire. J’ai conservé ce nom et me suis amusé avec les lettres et, bien que j’avais conscience de la double destinée des protagonistes, ça n’est pas allé plus loin que ça. C’est en avançant dans le script, puis le tournage et, enfin, le montage, que cette idée de miroir et de duplication m’est apparue. Je travaille avec mon intuition, plutôt qu’en faisant surchauffer mon cerveau. Beaucoup d’éléments étaient très tôt dans mon esprit, comme les « split screens », mais pour cela aussi, je dois beaucoup au hasard, au moment du montage.
Vous citez comme références dans Los delincuentes le groupe de blues Pappo’s Blues et le recueil de poèmes La obsesión del espacio, de Ricardo Zelarayán; en outre, le film évoque à beaucoup d’égards la Nouvelle vague française, comme un pont entre Jean-Pierre Melville, Éric Rohmer et Jacques Rivette…
On connaît peu Pappo, mais il était l’un des plus grands guitaristes en Argentine. Le rock argentin a été le premier rock en langue espagnole, et il y a une grande tradition qui s’est étendue dans toute l’Amérique latine, en partie grâce à lui. Pappo n’a jamais été très célèbre, mais il a toujours eu une grande communauté de fans, et était tellement bon que B. B. King, le roi du blues, le considérait parmi les plus grands et l’a invité à jouer dans son groupe. Sa chanson Adonde esta la libertad, que l’on entend à la fin du film, c’est un hymne à la liberté, et il me semblait évident de la faire entendre. Quant aux cinéastes que vous avez cités, je les adore, bien sûr. Mais je crois que le geste, dans mon film, qui ressemble le plus à la Nouvelle vague, c’était cette envie de revisiter le cinéma classique.
Los delincuentes, de Rodrigo Moreno.
La liberté à tout prix
Avec son quatrième long métrage, Los delincuentes, le cinéaste argentin Rodrigo Moreno semble avoir minutieusement construit un film sur mesure pour la sensibilité art et essai de la compétition Un certain regard, empruntant un chemin sinueux pour raconter les vicissitudes de deux employés de banque impliqués dans un braquage. Morán (Daniel Elías) est responsable du coffre, et profite de l’absence de son binôme pour dérober plus d’un demi-million de dollars. Son plan est tout trouvé : il va se livrer à la police et compte sortir moins de quatre ans plus tard pour retrouver son butin. En attendant, il confie à son collègue Román (Estebán Bigliardi), le caissier, la tâche de garder en lieu sûr le sac plein de billets. Et pendant que le premier est incarcéré, le second, lui, angoisse de cacher derrière son métier une nouvelle vie de criminel.
Ce récit-fleuve fait penser, par sa durée – plus de trois heures – et l’engagement des personnages à «jouer un rôle» pour échapper à leur vie morne, au cinéma de Jacques Rivette. Rodrigo Moreno puise plus généralement son inspiration visuelle et musicale dans la Nouvelle vague française, proposant une œuvre qui respire la liberté dès le premier coup d’œil, par la grâce d’une caméra omnisciente, rarement mobile, mais jamais statique.
Pour coller au plus près du monde qu’il capture, le cinéaste utilise à son avantage un nombre limité de techniques : zooms, panoramiques, jeux sur les distances focales, «split screens» et «jump cuts». Le tout, couplé à une musique enivrante qui évoque le romantisme parisien, sans se priver de glisser ici et là l’occasionnel joyau rare de blues argentin.
On croirait cette tragicomédie tout droit sortie des premières années 1970, elle est paradoxalement toujours plus rafraîchissante. C’est que le réalisateur livre ici un film aussi libre que ses protagonistes rêvent de l’être. On digresse, on brouille le temps et l’espace, et le spectateur s’y engage, sinon viscéralement, du moins en esprit.
Si ce sont les bâtiments majestueux de Buenos Aires qui ouvrent le long métrage, sa deuxième partie prend pour cadre principal la nature sauvage d’Alpa Corral, à l’ouest du pays, où Román est chargé de récupérer une partie de l’argent dissimulée par son ex-collègue. À la place, il rencontre deux soeurs fermières, Norma et Morna.
Auprès d’elles, il passe un week-end loin de tout, libéré d’une réalité du monde pour en découvrir une autre. Dans ce film de doubles qui s’ignorent, Rodrigo Moreno nous parle de liberté de manière presque anarchique et avec une poésie aérienne, en nous demandant si celle-ci ne peut qu’être une expérience passagère ou devenir un mode de vie. Los delincuentes est une invitation à réécrire son identité; un grand film sage aux visions glorieuses, qui enchante en défiant les règles des genres que l’on aimerait lui prêter. «¡Viva la libertad!»