Produit culte d’Amérique du Sud, «infusion nationale» dans plusieurs pays du sous-continent, le maté vit un paradoxe en Argentine : des records de production et de consommation, mais un grand péril à venir avec la sécheresse qui ravage les cultures du nord du pays.
Les immenses champs d’arbustes devraient être à cette époque d’un vert intense. À perte de vue il sont bruns, roussis plutôt, avec ici et là, au lointain, quelques tâches encore vertes. Les branches sèches craquent sans mal entre les doigts.
«Ils ont grillé comme dans un four», se désole l’ingénieur agronome Alberto Müller, en parcourant les plantations de Colonia Liebig (à 940 km de Buenos Aires), dans la province de Corrientes, une des deux grandes régions productrices avec Misiones, sa voisine.
La région, son sol riche en fer, son climat subtropical, sans saison sèche, est en temps normal idéale pour la «yerba mate» (Ilex paraguariensis), base de la boisson traditionnelle, aux vertus notamment revigorantes et antioxydantes, issue de la culture guaranie.
Mais ici, à Corrientes, il n’a pas plu depuis trois mois, la pire sécheresse depuis plus de 70 ans, «accentuée par des températures jusqu’à 45 degrés, 4 ou 5 degrés au-dessus de la normale», relève Alberto Müller.
«Les plantes sont toutes flétries, 60 % sont mortes, les pertes se chiffrent par millions et on continue de plonger, on n’a pas encore touché le fond. C’est un désastre total», explique Orlando Stvass, vice-président de la coopérative agricole de Liebig, qui produit une marque leader du marché national.
«Impact social»
Avril, c’est normalement le pic de la récolte, laquelle s’étire sur sept mois, à mesure de la maturation des feuilles. Mais en cet automne austral, il n’y aura plus grand-chose à récolter.
Rien moins qu’une catastrophe sociale à l’échelle de Colonia Liebig (environ 4 000 habitants), qui se targue normalement d’un plein-emploi, avec un millier de personnes travaillant dans le secteur du maté, sans compter les emplois indirects. «On ne mesure pas encore l’ampleur de l’impact social, qui va être terrible», souligne Orlando Stvass. «La récolte se fait à 90 % manuellement, et tous ces gens vont se retrouver sans travail. Je ne sais pas ce qu’on va faire.»
Le paradoxe, c’est que l’herbe à maté, dont l’Argentine est le deuxième producteur mondial après le Brésil, mais le premier exportateur (principalement vers le Chili, la Chine, la Syrie, le Liban ou l’Espagne), sort d’une année de tous les records : 882 000 tonnes de feuilles, un bond de 8,5 % par rapport à 2020, de quasi 28 % par rapport à 2017.
Selon les chiffres de l’INYM (Institut national de l’herbe maté) la demande interne a elle aussi atteint un total historique, à 282 000 tonnes : les Argentins consomment en moyenne environ six kilos d’herbe par an, dans 100 litres de cette infusion présente dans 90 % des foyers.
Impact sur les prix
La pandémie avait pourtant fait craindre une chute de la consommation, les mesures sanitaires incitant à cesser de faire tourner entre amis la petite calebasse dans laquelle infuse le maté, boisson éminemment «sociale».
Au final, chacun en a peut-être consommé davantage, dans son coin. Cette manne de 2021 représente «un matelas qui devrait adoucir la chute» du secteur, espère Orlando Stvass. Car chute il y aura. Les premières estimations font état de pertes d’environ 4 milliards de pesos (36 millions de dollars). Et des difficultés pour replanter, car la sécheresse compromet aussi le stock de semences. Or, il faut environ six à huit ans pour qu’un arbuste donne à plein…
Le dirigeant agricole prévoit «une baisse de 30 % de la production totale d’herbe, ce qui est considérable et se répercutera sur les prix». Le kilo se vend actuellement autour de 550 pesos, soit 5 dollars. Pour autant, les consommateurs ne devraient pas ressentir avant 2023 l’impact de la récolte sinistrée actuelle : il faut un cycle de dix mois, entre récolte, séchage, torréfaction, emballage.
Mais, déjà, d’aucuns y pensent. «Un maté plus cher, en plus de l’inflation galopante? Ce serait un mégaproblème. S’il faut, je vais stocker dix kilos!», assure Agustin Litwin, un étudiant de 20 ans à Buenos Aires, inquiet à l’idée d’une pénurie de l’herbe qui pour lui est «une chose de tous les jours. Au petit déjeuner, au goûter, après le dîner en regardant une série… jamais sans mon maté!».