Accueil | Culture | Emmanuelle, 50 ans après : de l’érotique au théorique

Emmanuelle, 50 ans après : de l’érotique au théorique


Sur la base du livre d’Emmanuelle Arsan paru en 1959, une ribambelle de films Emmanuelle sont sortis, tous réalisés par des hommes. Cinquante ans après le phénomène de société qu’a été le long métrage de Just Jaeckin, une femme, Audrey Diwan, s’empare du culte.

Érotisme soft

En ouverture, Emmanuelle montre des jambes : c’est le premier plan. C’est explicite en même temps qu’il s’agirait presque d’une barrière, d’une limite à ne pas franchir, comme un X qui barrerait l’image, tel que celui qui cache les parties génitales sur l’affiche de Romance (Catherine Breillat, 1999). Là où Love (Gaspar Noé, 2015) annonçait d’office le programme, en démarrant par un 69 de masturbations sur fond d’Erik Satie, le premier plan d’Emmanuelle fait office de spoiler crypté : nous saurons tout, mais nous ne verrons rien. Ces jambes, on peut les voir sinon comme une métonymie du corps. Bien sûr, il n’est pas question que de fétichisme, et bien sûr, il ne s’agit pas que de chair, mais bien de symbolique : les jambes d’Emmanuelle incarnent sa liberté. Ses jambes-là lui permettent d’aller où bon lui semble et avec qui. Assis sur le fauteuil dans la salle, il ne s’agit pas, en premier lieu, de prendre son pied, mais bien de suivre ces jambes.

Ces jambes, ce sont celles de Noémie Merlant, qui devient ici Emmanuelle, comme le double potentiel de n’importe quelle femme. Un double enfoui en tant que fantasme, quand, tout d’un coup, la lumière baisse et la température monte. C’est comme lorsque Joanna Crane devient China Blue dans Crimes of Passion (Ken Russell, 1984) ou, avant encore, quand Catherine Deneuve devient Belle de jour (Luis Buñuel, 1967). Sauf qu’Emmanuelle ne «devient» pas, son double et elle-même ne forment qu’un. Il n’y a pas de costume, la liberté s’exprime par sa nudité : si d’ailleurs l’on fait un gros plan, le mot «nue» est intégré dans le prénom même d’«Emmanuelle».

Refaire et revoir

Quel est l’intérêt d’un remake? Cette question, souvent, est rhétorique, parce que la réponse sous-entendue serait «à rien». Avec Emmanuelle, aujourd’hui, la question est théorique, et la réponse serait «à tout». Car, entre 1974 et 2024, tout a changé, de la représentation du sexe au cinéma, au rapport du public à la pornographie, jusqu’à la libération de la parole des femmes. Il y a la parole, mais pas que :  il y a aussi le regard, et s’il traduit un point de vue, il prend ici son sens cinématographique : comment montrer? Quel angle adopter? Comment représenter le «female gaze»? Le porno a ses alternatives féminines, Erika Lust ou Ovidie pour citer les plus célèbres, comme il y a eu Dirty Diaries (2009), compilation de courts métrages réalisés par des femmes, pour, dixit l’accroche promotionnelle, «repenser la pornographie» – cette fois, sur l’affiche, le X barrait les tétons. Emmanuelle est une «réponse» féminine à l’érotisme grand-public – l’agencement des deux termes a des airs d’oxymore, alors que, face à l’hégémonie de la pornographie, il s’agit d’un quasi-pléonasme. Le terme «remake» prend bien son sens avec Emmanuelle :  il est question de «revoir et corriger», presque comme si le film originel était moins un palimpseste qu’un «work in progress». Il n’y a pas la volonté de réécrire l’histoire, mais le besoin de la compléter.

Emmanuelle au pluriel

En réalité, le long métrage d’Audrey Diwan n’est pas un remake. Il y a des clins d’œil, mais pas au sens aguicheur du terme. La première séquence se déroule dans un avion, alors oui, il y a encore, de façon littérale, une partie de jambes en l’air. Il y a le prénom, donc le titre, qui reste le même. Mais là on ne parle plus de «fin alternative», ni de «version non censurée», ou d’autres cas de figure de films qui possèdent tellement de moutures et de charcutages, que l’on croirait, paradoxalement, qu’ils n’ont jamais été terminés. Pour Emmanuelle, il y a eu pléthore de suites et de copies non conformes, d’Emmanuelle l’antivierge (Francis Giacobetti, 1975) aux téléfilms de Francis Leroi, sinon l’Emmanuelle 5 (1987) signé de l’érotomane polonais Walerian Borowczyk, un exercice de style «à la manière de». Sans oublier les «zèderies» du génial pilleur Joe D’Amato, pastiches sexys-délirants qui ont au moins le mérite d’avoir remis le personnage d’Emmanuelle sur sa carte d’origine, à savoir la Botte italienne. Car c’est bien de là que viennent ces jambes : d’Io, Emmanuelle par Cesare Canevari en 1969, année érotique.

Implicite, explicite

Les héroïnes d’Emmanuelle se nomment Sylvia Kristel ou Erika Blanc, mais le point commun de toutes ces déclinaisons, c’est qu’elles ont été conçues par des hommes. C’est le fantasme féminin… au masculin. Dans la plupart des films, X ou y, sauf exception d’un Maîtresse (Barbet Schroeder, 1975), il est question d’initiation au plaisir d’une femme par un homme. Avec Emmanuelle version 2024, c’est l’initiation du public au plaisir d’une femme. Il serait alors le pendant cinéma de chefs-d’œuvre littéraires tels que La Voie humide (Coralie Trinh Thi, 2007) ou La Maison (Emma Becker, 2019), à la différence près que ceux-ci sont autobiographiques. Coscénarisé par Rebecca Zlotowski, réalisatrice notamment d’Une fille facile (2019), et mis en scène par Audrey Diwan, Emmanuelle, à défaut d’être explicite, n’est pas ambigu : pour reprendre, ou plutôt pour revoir et corriger Luis Buñuel, «cet obscur objet du désir» est un clair sujet de désir. Et ce qui est intéressant, c’est justement le fait de ne pas placer la caméra sur le feu de cheminée qui crépite pour couvrir les halètements et les cris, mais de faire glisser un glaçon sur la peau de Noémie Merlant. Car c’est finalement en ne montrant pas tant que le film dit tout.

Emmanuelle, d’Audrey Diwan.
Actuellement dans les salles.

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.