À l’occasion du centenaire de sa naissance, la Fondation Louis Vuitton présente un hommage XXL au génie de la couleur et à l’icône de l’abstraction, l’Américain Ellsworth Kelly. On y court !
On le présente maître des couleurs et des sensations. On le dit peintre au cœur de l’abstraction, ou encore génie de la couleur. Lui, il confiait simplement : «Je dessine la forme, c’est tout.» Ces temps-ci et jusqu’à la fin de cet été, Ellsworth Kelly est honoré par la Fondation Louis Vuitton, dans l’ouest parisien. Un événement d’importance, à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de l’artiste, puisqu’avec «Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949- 2015» est présentée la plus grande rétrospective qui lui ait été consacrée depuis près de trois décennies.
Dans l’avant-propos du catalogue, il est précisé que « l’exposition réunit un éventail d’œuvres majeures – peintures, sculptures, dessins, collages, photographies… – qui couvrent l’ensemble de sa carrière et de sa pratique multiforme, et dont beaucoup se trouvent réunies pour la première fois». Au total, plus d’une centaine d’œuvres qui font de cette rétrospective – qui coïncide aussi avec les dix ans de la Fondation Vuitton – une exposition d’exception.
Toute ma vie, mon but a été d’arriver au ravissement de la vision
Icône de l’abstraction, Ellswoth Kelly est né le 31 mai 1923 à Newburgh, dans l’État de New York, puis a grandi, fils d’un militaire puis agent d’assurances, et d’une mère enseignante, près d’Oradell (New Jersey). Il a une dizaine d’années quand ses enseignants relèvent ses talents de dessinateur; à la même époque, il suit des cours de théâtre et visite le MoMA de New York.
À 18 ans, il file vivre à Brooklyn, s’inscrit au Pratt Institute pour y étudier les arts appliqués, mais est appelé par l’armée l’année suivante, en 1942. Il se retrouve dans le bataillon 603, spécialité camouflage. À 21 ans, il rejoint la «Ghost Army», une unité chargée de mettre des leurres à destination de l’ennemi. Dix jours après le «D-Day» (6 juin 1944), il débarque en Normandie. Ce sera ensuite l’Angleterre, la France – stationné à Saint-Germain-en-Laye, il visite pour la première fois Paris –, la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne, des pays, lieux et villes qu’il consigne en dessin dans ses carnets…
Boston, Paris, New York…
Après la guerre, il rentre aux États-Unis, s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Boston, suit l’enseignement du peintre expressionniste d’origine allemande Karl Zerbe et les leçons de dessin de Ture Bengtz, se passionne pour les arts roman et byzantin et, lors d’une conférence, il écoute le critique britannique Herbert Read annonçant la fin de la peinture sur chevalet et l’indispensable collaboration entre artistes et architectes. À 25 ans, il revient à Paris, s’inscrit aux Beaux-Arts et oriente son œuvre naissante vers l’abstraction.
C’est aussi dans la capitale française qu’il rencontre le compositeur, poète et plasticien américain John Cage, qu’il admire la collection de Gertrude Stein et qu’il signe en 1949 Window Museum of Modern Art, Paris, son premier tableau composé de deux toiles. Vingt ans plus tard, il expliquera : «En 1949, j’ai abandonné la peinture figurative et entrepris des œuvres qui étaient orientées vers l’objet. Au lieu de créer une peinture interprétant une chose vue, ou une peinture d’invention, je trouvais un objet et je le « présentais » en lui-même, seul.» Toujours à Paris, il fréquente Jean Arp, Georges Vantongerloo, Alberto Magnelli, Francis Picabia, Constantin Brancusi, Alexander Calder…
En 1954, à 31 ans, il est revenu à New York et s’est installé dans un atelier au 109 Broad Street. Après sa rencontre le plasticien Robert Rauschenberg, apparaissent dans sa peinture des formes courbes. Très vite, il expose au MoMA, à la galerie Maeght de Paris, à la Fergus Gallery de Los Angeles…
Ellsworth Kelly signe également ses premières sculptures (dont White Over Blue, une sculpture de plus de huit mètres de haut achevée pour l’Exposition universelle de 1967), on le croise avec Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Frank Stella, Larry Poons… et en 1965, il présente sa première exposition monographique chez Sidney Janis, à New York, avant que le MoMA lui consacre une première rétrospective en 1973. On lui commande des réalisations pour des bâtiments à Barcelone, Berlin, Saint-Louis… et dans l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton.
Collaboration historique
Directrice artistique de l’institution parisienne et commissaire générale de la présente exposition, Suzanne Pagé raconte la collaboration de la Fondation Vuitton et d’Ellsworth Kelly : «L’Auditorium imposait une solution toute particulière exigée d’abord par l’acoustique du lieu et sa volumétrie (…) En plein accord, Frank Gehry et moi-même avons proposé le nom d’Ellsworth Kelly, dont l’abstraction « fluide » très personnelle avait su définitivement s’imposer.» Cette commande, Suzanne Pagé la définit comme «la plus ambitieuse de l’artiste en France et en Europe» et souligne la «réflexion et (l’)implication inédites» nécessaires à sa réalisation. «Elle devait concilier le respect d’une acoustique très pointue et s’accorder avec les données de l’architecture aux accents baroques et puissamment lyrique propre à Gehry. Kelly fera alors le choix du contrepoint…»
Ainsi, dans l’Auditorium, on ne manque pas d’admirer Spectrum VIII, le fameux rideau de scène réalisé en 2014 pour l’ouverture du musée qui met Ellsworth Kelly à l’honneur aujourd’hui. Précision de Suzanne Pagé sur cette «œuvre totale», «conçue après une visite de Kelly sur place en compagnie de Frank Gehry alors que l’Auditorium était en finition» : ici «se joue le trio propre à l’artiste : formes-espace-couleurs». Et d’ajouter : «Dans une littéralité caractéristique, des panneaux géométriques épurés aux couleurs éclatantes sont distribués dans l’espace, telles des notes de musique (…) tandis que le rideau de scène, avec sa gamme arc-en-ciel « réveillant le regard », en fédère les potentialités.»
Kelly en deux ou trois dimensions
Dans les galeries 1 et 2 de l’exposition, est évoqué le séjour d’Ellsworth Kelly en France dans l’après-guerre puis son retour aux États-Unis. À l’époque, il explore le réel pour développer l’expressionnisme abstrait avec une peinture géométrique et singulière – du moins en apparence –, à l’exemple de Yellow Curve (1990), qui dépasse les limites de la toile. Cette fois, la peinture n’est plus au mur mais au sol, ainsi, «il démultiplie la sensation provoquée par sa forme et sa couleur», commente un connaisseur de l’œuvre d’Ellsworth Kelly. Dans la galerie 3, sont rassemblés des documents rappelant des projets architecturaux, alors que dans la galerie 4, sont présentés ses travaux les plus récents, parmi lesquels Red Curve in Relief (2009) ou Blue Curves (2013), ainsi que des dessins, collages et photographies.
«La photographie est pour moi une façon de voir les choses sous un autre angle. J’aime l’idée de jouer entre les deux et les trois dimensions. Mes photographies sont simplement des enregistrements de ma vision, de la manière dont je vois les choses», confiait l’artiste qui avouait avoir été influencé par Henri Matisse (dont L’Atelier rouge est aussi exposé ces temps-ci à la Fondation Louis Vuitton), Picasso, Cézanne et Jean Arp. Il disait aussi que «l’association d’une courbe et d’un coloris intense crée une forme de volupté inattendue»…
Avant de mourir le 27 décembre 2015 à Spencertown, dans l’État de New York, Ellsworth Kelly, maître et icône de l’abstraction, explorateur insatiable de la relation entre la forme, la couleur, la ligne et l’espace, s’est laissé aller à une ultime confidence : «Toute ma vie, mon but a été d’arriver au ravissement de la vision.»
Jusqu’au 9 septembre.
Fondation Louis Vuitton – Paris.