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Elise Schmit : «Le sens des mots et leur musique sont indispensables»


Elise Schmit. (Photo : Boris Loder)

Écrivaine qui ne se limite à aucune forme, Elise Schmit est cette année la représentante luxembourgeoise du Printemps des poètes, qui aura lieu ce week-end. La lauréate 2019 du prix Servais raconte sa pratique de la poésie.

En décrochant le prix Servais, en 2019, pour son recueil de contes Stürze aus unterschiedlichen Fallhöhen, Elise Schmit s’est imposée comme l’une des voix qui comptent dans le petit monde de la littérature luxembourgeoise. Philologue, critique littéraire, essayiste, dramaturge, l’autrice est aussi, depuis 2016, coéditrice des Cahiers luxembourgeois, aux côtés de Ian De Toffoli et Marc Limpach.

Cette année, elle est la représentante luxembourgeoise du Printemps des poètes, qui durera tout le week-end. À cette occasion, elle sera présente pour des lectures, ce vendredi soir à la Kulturfabrik, à Esch-sur-Alzette, et samedi, pour la Grande Nuit de la poésie qui tiendra salon à Neimënster à partir de 19 h.

Elise Schmit explique que «l’écriture de textes courts et linguistiquement denses a toujours fait partie de (son) travail», bien qu’elle signale avoir «rarement appelé» ces textes des poèmes. Certains ont été publiés en anthologie et en magazine, la grande majorité des autres restent encore dans le tiroir de l’écrivaine.

Adepte de la métaphore, celle qui écrit principalement en allemand, mais aussi en luxembourgeois et en anglais, fait vivre dans son œuvre des personnages en lutte pour se comprendre eux-mêmes et comprendre les autres. Récemment, la pandémie et les conséquences des confinements répétés ont donné «toute leur importance» à ces «courtes formes poétiques, comme moyen d’(auto)réflexion pendant ces longs mois d’isolement. Et elles ne m’ont plus quittée!»

Estimez-vous qu’il y a une influence, dans l’un ou l’autre sens, entre votre œuvre poétique et le reste de vos écrits? Si oui, dans quelle mesure s’effectue-t-elle?

Elise Schmit : D’une manière générale, je ne regarde pas mon travail à la lumière de ces séparations. Une poignée de thèmes et de sujets est au centre de mon travail. Les formes avec lesquelles je travaille, elles, sont connectées dans une sorte d’osmose. Pour vous donner un exemple, récemment, j’ai utilisé la poésie afin de réfléchir à ma compréhension de la métaphore et du processus d’écriture comme tel. Bien sûr, c’est une réflexion continue; elle était déjà au centre de Blue Like a Tangerine, une histoire que j’ai écrite il y a trois ans.

Si vos bibliothèques sont remplies en majorité de livres écrits par des hommes blancs, demandez-vous comment cela est possible

Y a-t-il en littérature un « female gaze », à l’image de celui revendiqué par certaines réalisatrices de cinéma?

Que ne donnerait-on pas pour que la nouvelle de la « mort de l’auteur » soit vraie? Hélas, tout ce qui est dit et écrit provient d’une mentalité, un ensemble de croyances et de valeurs qui pourraient très bien être, du moins en partie, irréfléchies. Nous faisons face aux préjugés à tous les niveaux, depuis la production d’une œuvre d’art à la façon dont elle est publiée, à la critique, au marché qui vend un produit, et jusqu’au destinataire.

Il n’y a pas de « point de vue de nulle part », selon la célèbre formule du philosophe américain Thomas Nagel. C’est aussi vrai pour les œuvres littéraires. Si vos bibliothèques sont remplies en majorité de livres écrits par des hommes blancs, demandez-vous comment cela est possible.

Quels auteurs luxembourgeois ont été importants dans votre pratique littéraire, à travers leurs écrits ou leur rencontre? Je pense en particulier à Anise Koltz, qui vient de nous quitter et à qui le Printemps des poètes rendra hommage dimanche.

Je vais vous décevoir… Les deux poètes du Luxembourg qui ont eu le plus grand impact sur ma compréhension du processus d’écriture étaient Jean-Paul Jacobs et Jean Krier. Je suis devenue amie avec Jean-Paul Jacobs en 2004, après avoir écrit une critique de son livre Jenes Gedicht & Mit nichts. Nous avons fréquemment échangé nos idées sur la poésie et sur ce que la littérature pouvait accomplir (et ce qu’elle ne pouvait pas accomplir). J’ai été l’une de ses premières lectrices et ai pu observer son processus créatif. Ce que j’admire le plus dans la poésie de Jean-Paul Jacobs est sa façon de marier le ridicule et l’esprit ludique avec le sérieux et le dévouement à l’art.

Quant à Jean Krier, il était mon professeur d’allemand à l’école; il m’a littéralement appris à lire un poème. C’est plus tard, en lisant son œuvre, que j’ai compris comment façonner un langage littéraire que j’estimerais être le mien. La précision, l’amour pour les choses triviales que l’on peut transformer en métaphores, un sens de l’humour caustique… Je peux m’identifier à ces éléments d’écriture.

Dans un contexte plurilingue comme celui du Luxembourg, vous écrivez essentiellement en allemand. Quelle est votre relation d’écrivaine à la langue?

J’ai eu la chance de découvrir que j’étais capable d’écrire des textes littéraires dans trois langues, donc je peux passer de l’une à l’autre si je sens que la langue choisie au départ ne me semble pas adaptée au projet que j’ai en tête. Le sens des mots et leur musique sont deux éléments indispensables, c’est certain!

Selon vous, quelle est la place du poète ou de la poétesse dans un monde où même les arts littéraires peuvent être remplacés par des algorithmes?

Une œuvre d’art n’est jamais un simple produit, même quand elle se présente comme tel. Ce qui mène l’artiste à réaliser son œuvre – que ce soit une pensée, un besoin émotionnel ou une expérience – n’a pas de substitut. Tant que l’intelligence artificielle n’est pas capable de penser le processus qui mène à une œuvre d’art, et tant qu’elle ne peut exprimer son propre point de vue (quel qu’il soit), je suppose que les poèmes écrits par les humains seront plus intéressants que ceux assemblés par les algorithmes. Mais je souhaite vivre le moment où l’IA deviendra consciente d’elle-même et qu’elle pourra nous dire ce que cela fait de n’être fait que d’algorithmes.

www.printemps-poetes.lu

Mémoires et résistance d’une anthologie au féminin

Cette année, pour le 20e Printemps des poètes des Afriques et d’Ailleurs (rattaché à l’évènement français), c’est le poète originaire du Cameroun Harman Kamwa qui est le nouveau lauréat du prix Martial-Sinda de la poésie francographe (ou écrite en français).

Mais l’actualité est multiple, comme le rappelle son fils, Thierry Sinda, avec, par ses soins, l’édition de la toute première anthologie francophone de poétesses de l’Afrique, de la Caraïbe et de l’océan indien : Mémoires et Révoltes au féminin. «Elle n’est pas, nous dit le maître d’œuvre, représentative de toute la poésie féminine des Afriques, ce qui serait par ailleurs illusoire, mais d’une tendance non négligeable de ce qui se fait en toute authenticité, et non sans talent, par les poétesses vivant dans ces aires géographiques ayant comme matrice l’Afrique-mère.»

Y figurent des poétesses de tout âge, de différentes origines, de différents tempéraments, «qui méritent d’être lues et entendues». Cinq pour être exact, toutes auréolées du prix Martial-Sinda, premier poète de l’Afrique-Équatoriale française et historien de renom : la Camerounaise Yonban Ladouce (à travers son recueil Silence on décolonise!, portant sur la colonisation et ses séquelles), la Malgache Valiha Rakotonirainy (Cœurs en chœur, sur les méfaits climatiques et la religion), la Réunionnaise Marie Annick M’Nemosyme (Drapeau dans l’âme, parlant de la lutte des classes), la Gabonaise Naelle Nanda (Vers-Tiges, qui aborde le sous-développement de l’Afrique) et enfin la Guadeloupéenne Sarah Sambin (Antécédents guadeloupéens, véritable travail de mémoire sur l’esclavage).

Ensemble, elles mettent en exergue leur mémoire lointaine ou immédiate pour exprimer leurs révoltes. L’ouvrage, paru le 17 mars dernier (aux éditions Unicité) et illustré par la peintre Pascale Coutoux, est également garni d’un très riche avant-propos signé Thierry Sinda, lui-même poète et fondateur du Printemps des poètes des Afriques et d’Ailleurs.

Dans ce texte intitulé «Comme les Amazones vont boire à la source d’ébène», l’auteur parle de ces poétesses comme de guerrières qui s’inspirent de l’histoire, collective et dramatique, du monde noir. Dans leur sillage et sous leurs plumes conjuguées apparaissent alors la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et le féminisme depuis le Moyen Âge jusqu’aux années 1980.