« Charbon, acier, football et bière sont ici indissociables. Ils imprègnent notre culture et notre communauté » : à 59 ans, le patron du Borussia Dortmund Hans-Joachim Watzke est de ceux qui auront un pincement au cœur vendredi.
Ce jour-là, la dernière mine du bassin de la Ruhr sera murée à jamais. Mais le charbon, sang et âme de l’Allemagne industrielle depuis le XIXe siècle, laissera derrière lui un immense héritage populaire : le football. « Sans cette histoire minière, nous n’aurions pas les clubs que nous avons aujourd’hui, directement issus du monde de la mine », confirme Manuel Neukirchner, le directeur du musée du football de Dortmund.
Schalke et Dortmund sont les porte-étendards de cette Ruhr très densément peuplée – cinq millions d’habitants -, qui compta après-guerre jusqu’à sept clubs professionnels ! Aujourd’hui, Bochum et Duisbourg évoluent encore en deuxième division. Seul Londres, en Europe, peut s’enorgueillir d’une plus grande concentration d’équipes sur un territoire aussi exigu.
La solidarité avant tout
Mercredi, Schalke avait invité 2 000 mineurs pour son match contre Leverkusen : les maillots des joueurs étaient tous floqués du nom de l’un des puits de la région. Samedi, ce sont les stars de Dortmund qui porteront sur la poitrine l’inscription : « Danke Kumpel » (Merci camarade). « Ces hommages à un monde disparu vont droit au cœur des supporters », confie Hartmut Hering, expert du football local : « Pour les clubs, c’est 80% de marketing et 20% de conviction mais, au final, tout le monde est gagnant. Les clubs savent que le respect de la tradition est une condition du soutien de leurs fans. »
Car le foot, dans la Ruhr, est bien plus qu’un divertissement de fin de semaine. C’est, pour beaucoup, un lieu privilégié de la vie sociale. La solidarité, vertu indispensable sous terre, est une valeur essentielle ici. Le public de Dortmund n’a pas choisi par hasard le célèbre You’ll Never Walk Alone (Vous ne marcherez jamais seul) de Liverpool pour accueillir ses joueurs avant chaque match.
« Les habitants de la Ruhr ne sont pas des individualistes : ils ne se contentent pas de jouer au football ensemble, ils vivent aussi le football ensemble », autour de clubs qui jouent souvent un rôle social auprès des plus pauvres, note Manuel Neukirchner.
Schalke, avec six titres de champion d’Allemagne de 1934 à 1942, fut la première place forte du foot régional. Mais après la guerre, plus rien n’existe. Le pays est en ruines, la population a faim. La seule richesse est le charbon de la Ruhr, énergie vitale de la reconstruction. Des centaines de milliers de migrants affluent des régions polonaises perdues par le Reich et se mêlent à la population locale pour extraire cet or noir. Pour les hommes, le foot est quasiment l’unique distraction. Et le ciment de leur nouvelle communauté.
« Ruhrpott ! Ruhrpott ! »
« C’est l’époque où les mines soutiennent leurs équipes, en utilisant le charbon comme produit de troc contre des ballons, des maillots, des chaussures, ou pour dédommager des équipes visiteuses », raconte Hartmut Hering. « Les meilleurs joueurs bénéficient de postes aménagés pour pouvoir s’entraîner. Et dans ces années de disette, les équipes touchent des rations de nourriture supplémentaires ».
« Le dimanche, tout le monde était au stade et le lundi, à la mine, on ne parlait que du match ! », racontait avant son décès en 2015 Jule Ludorf, légendaire attaquant de l’après-guerre : « A l’époque, on ne pouvait pas se permettre de mal jouer, toute la famille était dans les tribunes et les compagnons à la mine nous en parlaient toute la semaine ».
Cœur de l’Europe industrielle, la Ruhr est aussi devenue celui de l’Europe du football en 1997, lorsque Schalke et Dortmund ont remporté à une semaine d’intervalle la Coupe de l’UEFA et la Ligue des champions. « J’ai encore la chair de poule quand j’en parle », sourit Manuel Neukirchner. « A l’époque, les supporters des deux clubs rivaux ont fraternisé, et partagé un même cri de guerre : Ruhrpott ! Ruhrpott ! ». Une expression familière qui désigne, pour les habitants de la Ruhr, leur ancien bassin minier. Un dernier legs du charbon à la culture populaire.
LQ/AFP