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«Doña Juana», la décharge qui attire les touristes


Dans la campagne au sud de Bogotá se dresse depuis 30 ans la plus grosse décharge de Colombie, surnommée «Doña Juana». En guise de résistance, des familles d’agriculteurs locales la font visiter aux touristes.

Perchés sur un mirador, des touristes observent la campagne vallonnée du sud de Bogotá. Face à eux, se dresse un relief d’un genre particulier : la plus grande décharge de Colombie, qui grossit inexorablement depuis plus de 30 ans au milieu de ces paysages de montagnes bucoliques. Chaque jour, plus de 6 000 tonnes de déchets en provenance de la capitale de 10 millions d’habitants y sont acheminés pour y être enterrés par de bruyantes pelleteuses, sous le regard impuissant des riverains, contraints de supporter une odeur fétide, mélange de plastique brûlé et de poubelles en décomposition.

Pour essayer d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur leur sort, et sensibiliser les visiteurs au recyclage, des dizaines de familles paysannes voisines organisent depuis 2019 des visites dans le parc qui borde la décharge, baptisée «Doña Juana» («Madame Jeanne»), du nom d’une montagne locale. Paola Rivera, qui guide à travers les champs un groupe d’étudiants et de professeurs d’université, conçoit cette initiative comme un acte de «résistance». Cela permet de faire savoir qu’«il y a ici une population qui se bat pour empêcher la décharge de passer au-dessus de (leurs) têtes», explique la jeune femme de 22 ans, qui est née et a grandi à quelques centaines de mètres du dépotoir. Environ deux milliards de tonnes de déchets solides sont produits chaque année sur la planète, et «45 % ne sont pas traités dans des installations contrôlées», a indiqué l’ONU en 2023, affirmant en outre que les décharges «affectent de manière disproportionnée les populations les plus pauvres».

Il y a ici une population qui se bat pour empêcher la décharge de passer au-dessus de nos têtes

Quand il est arrivé en 1972 sur cette zone rurale du quartier de Mochuelo, le père de Paola, Raúl Rivera, se souvient qu’il «voyait tout Bogotá» depuis sa ferme en hauteur. Depuis, «Doña Juana» lui a volé une partie de sa vue, mais aussi de ses revenus. «Avant, lorsque l’on semait, on n’utilisait que peu d’engrais organique et les récoltes étaient magnifiques. Maintenant, les plantes poussent difficilement à cause de la chaleur (du sol) dégagée par les déchets», accuse-t-il.

À trois reprises, l’agriculteur de 62 ans et sa famille ont vu la fragile pyramide de déchets céder et s’effondrer sur elle-même, provoquant d’immenses avalanches de détritus. Andrea Rivera, sa fille aînée, se souvient à chaque fois «d’odeurs terribles», d’insectes et de «maladies respiratoires et cutanées» ayant affecté la population. En 1997, année du plus grave glissement de terrain recensé sur le site, les médias ont estimé qu’au moins un million de tonnes s’est déversé sur les terres aux alentours et dans le fleuve voisin, Tunjuelito. Consuelo Ordóñez, directrice de l’UEASP, l’entreprise chargée des services publics à Bogotá, souligne que la zone avait une faible densité de population lorsque la décharge s’y est implantée. Et qu’une partie des habitants se serait installée récemment et parfois de manière illégale.

Mais la famille Rivera était bien là avant «Doña Juana», comme le montrent les vieilles photos argentiques conservées précieusement par la famille. Avec leurs voisins, ils ont tenté à plusieurs reprises au cours des 30 dernières années de freiner l’expansion de la décharge, avec des blocages et des pétitions. Peine perdue. «On a dû apprendre à vivre avec», reconnaît Andrea, représentante de l’association touristique Mirachuelo Ecoambiental. Elle a quitté la maison familiale avec son fils il y a dix ans pour s’installer plus loin, en zone urbaine, pour le bien-être de son fils, Julián. «Les médecins m’ont diagnostiqué de l’asthme avec, comme facteur à risque, le fait que j’ai vécu très proche de la déchetterie quand j’étais petit», explique l’adolescent de 15 ans, hospitalisé à plusieurs reprises.

Une étude épidémiologique réalisée en 2006 par l’université El Valle a détecté une prévalence plus élevée de maladies cutanées et respiratoires parmi la population voisine, en raison d’une combinaison de facteurs tels que la qualité de l’eau et de l’air. L’UEASP réfute en revanche tout lien direct entre la décharge et les maladies. En 2018, l’entreprise CGR, en charge de l’exploitation de la décharge, a été condamnée à payer près de 2,2 milliards de pesos (environ 526 000 euros) pour non-respect de son obligation de traiter les lixiviats, liquides toxiques issus de la fermentation des déchets enfouis.