Les Francofolies d’Esch ont tout fait pour offrir à leur public un week-end d’exception. Mais entre un public partagé entre la joie de retrouver enfin un festival d’été et bloqué par les contraintes sanitaires, le retour à la normalité a encore un peu de chemin à faire.
C’est presque un festival normal!» Loïc Clairet, directeur des Francofolies d’Esch-sur-Alzette, n’a pas manqué d’exprimer sa joie lors de la conférence de presse qui précédait les premiers concerts en plein air, samedi. Normal, au vu de l’effort et du temps qu’il a fallu pour voir enfin naître ces «vraies» premières Francofolies, après l’édition «warm-up» en 2018. Depuis le début de l’élaboration de cette version 2021, l’équipe a dû travailler dans la «complexité», et ce, jusqu’à la dernière minute, le protocole définitif ayant été validé le 25 mai. Avec, donc, 100 personnes dans les salles du théâtre d’Esch et de la Kulturfabrik, et 512 personnes pour les concerts en plein air au Galgenberg.
«Presque» normal, donc, mais un festival quand même, un vrai! Exempt, certes, des fêtes au camping et des spectateurs qui arrivent sur le tard, le visage en friche et les habits superflus laissés dans la tente, mais heureux. Exempt aussi des câlins de ces mêmes inconnus et des senteurs jamaïcaines qui flottent dans l’air. Mais il s’agit forcément là d’une édition spéciale, celle qui fait définitivement entrer Esch «dans la grande famille « francofolle »», selon les mots de Gérard Pont, directeur général des Francofolies, fondées en 1985 à La Rochelle et ayant fait des petits, depuis, au Canada, en Belgique ou encore en Bulgarie. En France, La Rochelle retrouvera d’ailleurs son festival fétiche du 10 au 14 juillet. «C’est la vie qui reprend!», s’exclame Laura, entre deux concerts. Venue de Nancy, elle a rejoint deux amies à Esch pour le week-end. «Quand on est arrivées (au Galgenberg) et qu’on a vu la scène, on a eu la même réaction : « Ouah! » Ça faisait longtemps…» Melissa renchérit : «La « line-up » est super bien, il y a un peu de tout, et on adore les artistes locaux : Chaild, Napoleon Gold…»
Danses statiques
L’échevin d’Esch à la culture, Pim Knaff, parle du festival comme d’«un ovni arrivé dans la ville». Et c’est en tant qu’ovni, irradiant les visages de bonheur, qu’il est accueilli par les spectateurs. Les artistes aussi, qui n’ont en aucun cas manqué de ponctuer leur retour sur scène depuis un an et demi ou deux ans par des remerciements, ou plus encore : samedi, la rappeuse française Chilla a gratifié le public en plein air de cinq inédits, des «exclus» de son prochain album, le deuxième, qui n’a pas encore de date de sortie mais que l’on peut attendre, à l’instar du précédent, dans le courant de l’été. Le choix de l’artiste de donner autant de place à des titres encore jamais entendus était un pari à prendre, finalement réussi haut la main : contre les contraintes, une partie du public s’est levée, et si les danses, pourtant sincères, n’étaient pas forcément endiablées devant les chaises – pas question de pogoter, évidemment –, elles auront au moins prouvé que l’auditoire cherche malgré tout à définir un juste milieu entre l’ambiance débridée des festivals et les gestes barrières. «On essaie de retrouver nos marques», lance un spectateur, qui parle, peut-être même sans le savoir, pour tous.
Étrangement, les règles sont assouplies, mais au Galgenberg, on préfère jouer le rôle de l’élève sage. De toute évidence, il était difficile d’onduler, samedi, devant la folk de Meskrem Mees ou devant la performance – magnifique – de Napoleon Gold, mais on a du mal à croire que le public, très jeune, a tout donné devant Chilla. Dimanche, P.R2B a fini son concert «en PLS», de son propre aveu. Essoufflée, elle clôt ses quarante-cinq minutes dingues sur scène, où sa pop inclassable tutoie le rap et l’electro, par La Piscine, un tube fou sur un rythme «gabber», peut-être plus destiné aux «lives» tardifs et plus très sobres qu’à une prestation de fin d’après-midi en période de couvre-feu, le tout devant un parterre aussi rempli qu’il est statique. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir invité à la danse…
«Les larmes aux yeux»
On a peut-être tort de blâmer l’horaire : la folie des «Franco’» était d’ailleurs à trouver à 15 h, dimanche, du côté du théâtre d’Esch. Devant une centaine de personnes, les Français de Feu! Chatterton investissent la scène. Et le chanteur, Arthur Teboul, assure que «le théâtre clairsemé pour les raisons que l’on connaît devient un navire menaçant». Quelques minutes plus tôt, le leader du groupe a redonné l’illusion de la normalité en se payant un bain de foule en marchant sur les sièges, entre les rangées vides. Ou quand la normalité se devient transgression… Quoi qu’il en soit, le public du théâtre, lui, n’a pas attendu la fin du premier morceau pour se lever et taper des mains et des pieds. Puis danser. Puis sauter. Le groupe a évidemment déchaîné les passions, chantant les embrassades et le monde d’après. Et ne s’est pas privé d’un deuxième plongeon, cette fois parmi les spectateurs, pour célébrer un retour sur scène en bonne et due forme. Une petite entorse au règlement qui ne fait pas de mal, et qui a joué comme un vrai élément déclencheur pour les pirates du navire qui ont, dès lors, refusé de s’asseoir.
On s’étonne de voir que c’est dans l’intimité du théâtre que l’on s’enflamme plus facilement. Dans le parc eschois, les nombreuses étincelles n’ont pas toujours suffi…
Deux salles, deux ambiances, donc. On s’étonne néanmoins de voir que c’est dans l’intimité du théâtre que l’on s’enflamme plus facilement. Dans le parc eschois, les nombreuses étincelles n’ont pas toujours suffi… C’est d’ailleurs bien au sortir du théâtre que l’on trouve un public en sueur, lessivé, et certains spectateurs en larmes. Les yeux embués, deux amis venus de Metz l’admettent : «On avait les larmes aux yeux dès les premières notes. Ils ont touché quelque chose de fort. Il y a aussi le fait de revenir à un concert, mais ça tient aussi beaucoup à eux, à leur énergie.» Pour eux comme pour la plupart des personnes présentes, les Francofolies marquaient leur «premier concert depuis deux ans». «On n’attendait que ça!» Plus loin, un couple qui a dansé tout du long, analyse : «Maintenant qu’on est en période post-covid, ou presque, les gens ont besoin de se lâcher. C’est mécanique.»
Se lâcher, ils ont bien été obligés de le faire, pour un final en apothéose. Le capitaine du fameux ovni qui s’appelle les Francofolies répond au nom de Philippe Katerine, un alien venu parmi nous et qui a multiplié les surprises dans un show explosif qui a commencé, hier soir, par un «Moien!» libérateur. Le Galgenberg n’est pas le bar du Louxor, mais celui qui «adore regarder danser les gens» a pu se délecter du spectacle, depuis la scène, simplement parce qu’il a tout fait pour : des tubes (Louxor j’adore, La Reine d’Angleterre), des raretés (son «freestyle» de l’émission Planète Rap, sur l’instrumental de So Fresh, So Clean d’OutKast) et beaucoup d’improbable, de la scénographie, avec un nez géant et des doigts dressés – comme pour répondre à son hilarant «Vous êtes tous des C. O. N. S.» – aux chansons elles-mêmes, parmi lesquelles on retrouve sa fameuse chanson sur Marine Le Pen chantée sur l’instrumental orientalisant du tube turc Kiss Kiss, de Tarkan. Enfin, le Galgenberg tout entier est debout, et si les spectateurs ne se font pas «des bisous, des bisous», ils semblent enfin avoir retrouvé les vieilles habitudes. Une question de temps…
Valentin Maniglia