Pendant des années, on a cru qu’un homme se cachait derrière ses traits fins. Mais un croquis découvert à Paris en 2012 a motivé l’ouverture d’une enquête poussée qui a permis de révéler le vrai visage de « La liseuse », oeuvre du peintre français Jean-Honoré Fragonard.
« Le dessin a mis en évidence cette erreur potentielle », explique Michael Swicklik, restaurateur en chef d’un grand musée de Washington, la National Gallery of Art, en ajustant ses lunettes servant de loupes pour examiner de près le lumineux portrait peint il y a 250 ans d’une jeune fille vêtue d’une robe jaune vif et absorbée par sa lecture.
Michael Swicklik et deux autres experts ont employé des techniques d’imagerie semblables à celles que la Nasa a déployées pour sa mission sur Mars afin de prouver que ce trésor de la peinture appartenait bien à l’audacieuse série des « Figures de fantaisie », des portraits peints par Fragonard une vingtaine d’années avant la Révolution française.
Ces « Figures de fantaisie », qui montrent des membres de l’entourage de Fragonard aux poses théâtrales et vêtus de costumes extravagants, portant le plus souvent leurs regards hors du cadre, sont l’un des « chefs-d’oeuvre absolus de l’histoire de la peinture », estime Guillaume Faroult, expert au Louvre de la peinture française du 18e siècle et passionné par cette série présentée à la National Gallery jusqu’au 3 décembre.
Parce qu’elle se distingue en ne se montrant que de profil, « La Liseuse » a longtemps été placée en marge de cette série.
On ne s’y attendait pas
Lorsqu’elle avait été restaurée en 1985, les spécialistes avaient cru, grâce aux radiographies, détecter sous le visage de la jeune fille les traits d’un homme, en déduisant que le portrait devait être au départ celui d’un modèle masculin.
Mais grâce aux nouvelles méthodes, l’équipe de la National Gallery a pu démonter cette thèse, révélant un autre visage de femme regardant en direction du public.
« C’est fantastique pour un restaurateur d’avoir pu ré-examiner la peinture à travers ces nouvelles techniques et de prouver que (cette hypothèse) était fausse », poursuit Michael Swicklik, en montrant le tableau dénudé, sans son cadre, pendant que ses collègues s’affairent autour d’autres joyaux de la peinture dans l’atelier de restauration du musée.
« On ne s’attendait pas à faire de nouvelles découvertes sur ce tableau », renchérit Yuriko Jackall, conservatrice adjointe des peintures françaises à la National Gallery, qui a travaillé de concert avec Michael Swicklik et l’expert en imagerie scientifique du musée, John Delaney, sur ces investigations.
Découvrir des choses mystérieuses
Oeuvrant comme une équipe de détectives, ils ont étudié la toile en employant les techniques traditionnelles mais aussi en recourant, grâce à des outils développés sur mesure, à des types d’imagerie scientifique ultra-modernes: spectrométrie de fluorescence des rayons X, spectroscopie de réflectance diffuse (RIS) ou encore imagerie par transformation de la réflectance (RTI), qui servent notamment à la reconstruction d’images en 3D.
Ces technologies ont permis de créer plus de 750 images détaillées du tableau, dans des gammes de longueurs d’onde très étroites. L’équipe a ainsi pu créer une simulation réaliste de la composition originale.
« On ne sait pas ce que l’on cherche quand on débute ces recherches », explique John Delaney, dans le laboratoire scientifique du musée. « Puis on rassemble de nombreux types d’informations: la trame de la toile, les types de pigments, le style du peintre… Et puis on commence à découvrir des choses mystérieuses. »
Pourquoi un tel changement ?
Grâce aux outils qu’ils ont conçus spécialement pour cette enquête, John Delaney et ses co-chercheurs ont découvert le « fantôme » d’une femme apparaissant sous la liseuse, regardant vers l’observateur et portant une riche coiffe de plumes et perles.
Il semble que Fragonard « ait fait une composition et l’ait laissée de côté un moment avant d’y revenir plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard », avance Yuriko Jackall.
« Pourquoi Fragonard a-t-il fait un tel changement ? Est-ce parce que le modèle a rejeté la peinture et qu’elle n’a donc pas pu être vendue ? Ou est-ce parce que la peinture d’origine n’était presque qu’une étude ? Nous n’en sommes pas certains », poursuit l’experte.
Au coeur de ces investigations: une feuille jaunie vendue aux enchères en 2012, portant les croquis de 18 portraits miniatures correspondant aux « Figures de fantaisie », dont 14 sont exposées à la National Gallery.
En plus d’avoir permis de lever le mystère de « La Liseuse », ces esquisses, accompagnées de noms griffonnés, ont aussi permis de percer le secret d’autres personnages.
Ainsi, celui qui avait été pendant longtemps admiré comme le portrait du philosophe des Lumières Denis Diderot est désormais associé à un homme de lettres, Ange Gabriel Meusnier de Querlon.
Mais de nombreux mystères demeurent, comme le destin des quatre esquisses qui ne correspondent pas à des tableaux connus: ont-ils été détruits, perdus, ou se cachent-ils dans une collection privée ?
Le Quotidien / AFP