Fixant l’adversaire de leur gros œil injecté de sang, reniflant puissamment, deux énormes bovins se jettent l’un contre l’autre avec une violence inouïe : au Japon, les combats de taureaux se font sans matador.
Trempés de sueur, front contre front, les cornes entremêlées, la langue pendante, leur bave mouillant le sable, les colosses de plus d’une tonne se repoussent, font de brusques écarts. Des dresseurs pieds nus aux costumes colorés, la tête sertie d’un bandeau, courent en tous sens autour d’eux et bravent le danger pour leur donner d’énergiques tapes et leur crier des encouragements.
Alors que la corrida est en Europe vivement critiquée par les défenseurs des animaux et interdite depuis 2012 en Catalogne, ces combats attirent toujours dans l’île méridionale d’Okinawa au Japon des familles entières, des grands-parents aux enfants en bas âge. Ce sport est comparé au sumo et les champions parmi les taureaux sont surnommés « yokozuna » comme les lutteurs du rang le plus élevé.
« En Espagne, la lutte s’achève par la mise à mort du taureau par le matador », fait remarquer un historien des combats de taureaux, Kuniharu Miyagi. « Ici, si un des taureaux prend peur et perd courage, le spectacle est interrompu et les animaux peuvent rentrer à la maison. Nous ne pensons pas que les combats de taureaux soient cruels à Okinawa », plaide-t-il, affirmant qu’il faut cinq ans pour former un animal, qui se bat ensuite pendant au moins cinq à six ans, après quoi les « yokozuna » ont droit à une paisible retraite.
Dommages psychologiques
« Les vaches qui nous donnent des steaks juteux sont abattues quand elles ont environ deux ans. Les taureaux de combat vivent, eux, beaucoup plus longtemps et dans le luxe. Leurs propriétaires veulent qu’ils gagnent et ils les gâtent, avec une alimentation riche et un environnement agréable où ils peuvent s’ébattre », ajoute l’historien.
On retrouve trace de ce divertissement dans l’archipel nippon 800 ans en amont, lorsqu’il servait à distraire l’empereur Gotoba, exilé dans les îles Oki, où cette discipline est toujours pratiquée. Elle existe aussi dans les régions d’Iwate et de Niigata. Des spectacles similaires se donnent en Corée du Sud, en Turquie, dans les Balkans, le golfe Persique et en Amérique du Sud. Appelée « ushi orase » dans le dialecte d’Okinawa, cette tradition est profondément ancrée dans la culture japonaise : du sel et de l’alcool de riz sont répandus sur l’arène de sable pour la purifier et chasser les mauvais esprits.
Les géants au poil ras brun ou noir sont abondamment arrosés d’eau froide et beuglent furieusement avant la bataille. Il leur faut parfois plus d’une demi-heure pour l’emporter en acculant leur opposant à la balustrade ou en le faisant fuir. Les « seko », ces dresseurs qui sautent agilement pour éviter de se faire encorner, ne tarissent pas de mots tendres sur leurs animaux. « Ils font partie de la famille, confie Yuji Tamanaha, dresseur de troisième génération. A force de les nourrir à la main quotidiennement, vous créez un lien d’affection avec eux. Le nôtre est très amical : il aime bien lécher nos visiteurs ».
Une fois dans l’arène, ils entrent dans un monde de brutes et certains ne se remettent jamais d’une lourde défaite. Ce jour-là, un seul regard sombre de son adversaire de 1 100 kg suffit à un yokozuna appelé Samurai pour battre en retraite, si terrifié qu’il essaye de sauter par dessus la barrière. « Ils peuvent subir des dommages psychologiques », concède Moriaki Iha, caressant tendrement son bovin. « Il faut prendre soin de leur santé mentale aussi, comme pour des athlètes humains, et leur donner des preuves d’amour dès leur enfance. Le mien est assez timide mais il n’a peur de rien. »
AFP