Privé de théâtre depuis un an, Denis Podalydès, acteur et comédien aux deux Molières, a retrouvé la scène durant trois jours au Luxembourg avec La Disparition du paysage. Une reprise particulière, comme la crise que l’on traverse. Rencontre.
Lundi encore, il était sur le tournage du prochain film de Cédric Klapisch (En corps), avant de prendre la route du Luxembourg qui, depuis Paris, fait aujourd’hui figure d’eldorado. Alors que la France plonge dans un nouveau confinement d’un mois, entretenant la colère et le désarroi de tout le milieu culturel, Denis Podalydès a pu s’offrir une bulle d’oxygène du côté du TNL où, seul en scène, il s’est approprié durant trois soirs les mots délicats de Jean-Philippe Toussaint, tirés de son livre La Disparition du paysage.
Initialement, c’est au théâtre des Bouffes-du-Nord que la pièce aurait dû se dévoiler en début d’année (elle a été reportée pour la mi-novembre). Mais pandémie oblige, c’est au Grand-Duché, où les lieux culturels sont ouverts depuis plus de deux mois, qu’elle s’est installée. Une aubaine pour le sociétaire et acteur star de la Comédie-Française, qui a retrouvé à cette occasion les planches et le public qui lui manquent. D’ailleurs mardi, au terme de la première, l’émotion l’a gagné.
Malgré les atermoiements du moment, La Disparition du paysage jouit d’un timing parfait. Elle parle en effet des attentats de Bruxelles, commémorés ces derniers jours, et, sans le vouloir, ramène à la solitude et l’immobilisme causés par le virus, à travers ce personnage «confiné» à Ostende, meurtri dans sa chair, livré à ses pensées et à sa mémoire défaillante…
Sur un fauteuil roulant ou déambulant au cœur d’une scénographie-machinerie, faite de fumée en suspension et de rêveries animées (imaginée par le metteur en scène Aurélien Bory), Denis Podalydès, paradoxalement, revit. Il se confie au Quotidien.
On vous a senti ému à la fin de la représentation de mardi soir. Vous avez dit « être extrêmement touché…«
Denis Podalydès : Un tel sevrage, je n’avais jamais vécu ça. Le théâtre, chez moi, est une affaire quasi quotidienne. Là, depuis un an, c’est devenu une chose fantomatique. Du coup, ce retour en scène, c’est comme un retour à la vie! Le choc émotionnel a été fort. Oui, j’étais bouleversé, d’autant plus que j’ai ressenti, de la part du public, une attention, une écoute très grande… Ça m’a porté, et je l’en remercie.
Cette reprise, l’appréhendiez-vous?
C’était un trac particulier, né d’une attente, d’une longue veille. Ça fait cinq ans que je suis sur ce texte. La pièce s’est montée doucement et, quand on devait décider de sa forme finale, le premier confinement est arrivé! Depuis, on ne l’a jamais jouée. Après, quand on se remet à quelque chose que l’on n’a pas fait depuis longtemps, il y a toujours cette peur de ne pas être à la hauteur. Je me suis dit que j’allais peut-être être rouillé…
Un an sans jouer, ça vous met dans quel état?
Ça m’attriste et en même temps, ça me met en appétit. Mais contrairement à d’autres comédiens, je n’ai pas arrêté le jeu depuis mars 2020. Certes, il n’y a pas eu de théâtre, mais j’ai tourné au cinéma et enregistré des romans (pour des podcasts). Oui, je ne suis pas à plaindre, à la différence d’autres acteurs qui, eux, sont encalminés.
C’est vrai, ce texte fait aujourd’hui écho à l’actualité
Justement, reprendre ici, au Luxembourg, où les théâtres sont ouverts depuis le 11 janvier, ça vous fait quoi?
J’envoie des messages à mes amis, qui sont tous hyper envieux. Je crois qu’aujourd’hui tous les acteurs d’Europe veulent venir jouer au Luxembourg! J’en vois qui se morfondent, sont dans la tristesse… Qu’est-ce qu’on peut y faire? J’ai une espèce de fatalisme vis-à-vis de ça.
Comprenez-vous l’exaspération de toute une profession qui, en France, se traduit par l’occupation de certains théâtres?
Tout à fait! Et ça n’a rien de belliqueux. C’est plutôt à voir comme un réflexe de survie, genre « notre vie, c’est le théâtre, donc on l’habite!« . Bon, je ne crois pas du tout à la prochaine réouverture des salles. On va plutôt vers quelque chose de plus dur (NDLR : un confinement d’un mois, en France, a été annoncé mercredi soir, après l’interview). Dans ce sens, il faut bien sûr soutenir la demande d’une nouvelle année blanche faite par les intermittents.
D’ailleurs mardi, la Comédie-Française a affiché son appui…
Ça faisait un moment que l’on disait qu’il fallait faire une déclaration. Mais vous savez, avec la Comédie-Française, tout prend du temps, car il s’agit de mobiliser 60 acteurs qui sont éparpillés dans la nature. Et une fois que tout le monde est là, par principe, certains ne seront pas d’accord, et par principe, la discussion va durer des heures… (il rit). Alors qu’unanimement, bien sûr, on est tous derrière ceux qui font le théâtre.
La Disparition du paysage ramène bien involontairement à la situation sanitaire que l’on connaît. Dès les premières phrases, vous parlez de « journées qui se succèdent, identiques »…
Ce texte, je l’ai lu la première fois en 2017. Évidemment, ça recouvrait une autre réalité à ce moment-là. Mais c’est vrai, il fait aujourd’hui écho à l’actualité. Ce personnage est un homme confiné, bloqué dans un temps identique… C’est étrange, mais c’est comme ça : il y a des textes qui ont l’art de rentrer en résonance avec la réalité. Ça ne s’explique pas!
Je me rappelle un rôle de Corneille qui avait toujours l’odeur de bruyère
En tant que comédien, l’exercice du monologue vous plaît-il?
Oui. C’est d’ailleurs le troisième que je fais. Le monologue fait plaisir au lecteur compulsif qui est en moi, celui qui aime les textes longs, par forcément théâtraux, à haute teneur littéraire, un peu complexe pour la diction, le phrasé, le rythme… J’ai l’impression, par ce biais, de nourrir la bête!
L’écriture de Jean-Philippe Toussaint a-t-elle été difficile à saisir, à dompter?
Ça demande quand même son petit effort (il rit). Mais c’était moins complexe que pour le précédent (NDLR : Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier). Disons que pour La Disparition du paysage, j’ai pris mon temps. Sinon, ça peut être éprouvant, pénible. Ce qui est ennuyeux quand on mémorise un texte, c’est que l’on ne cesse pas d’oublier : le travail, c’est justement de franchir toutes ces étapes d’oubli, et un jour, c’est là. C’est ça le jeu! Mais pour y arriver, ça passe par un va-et-vient permanent, un rabâchage incessant… En soi, apprendre un texte, c’est bête! On est comme une vache qui mâche inlassablement son herbe.
Comment trompez-vous l’ennui alors?
Personnellement, j’apprends mes textes en faisant du sport ou en marchant. C’est plus vivant, plus amusant! En même temps, avec ce texte, il y a un vrai plaisir de laisser les mots se colorer peu à peu. C’est drôle d’ailleurs, mais quand je le récite, je me souviens des lieux où je l’ai appris. Des phrases portent en elles des sensations, un peu comme des feuilles qui resteraient collées aux chaussures. Je me rappelle un rôle de Corneille qui avait toujours l’odeur de bruyère car je l’avais appris dans des collines dans le sud de la France…
Avec ces questions de mémoire, vous êtes un peu, finalement, comme personnage de La Disparition du paysage…
Je me suis beaucoup identifié à lui, à sa manière de « gratter » de la mémoire. C’est drôle justement, parce qu’avec cette pièce, j’essayais de mémoriser un texte qui raconte quelque chose qui ne revient pas, une mémoire qui fait défaut… Il y avait des mises en abyme incroyables! C’est le genre de choses qui me plaît.
Je suis comédien et spectateur! Je ne dissocie pas
En tant que sociétaire de la Comédie-Française, appréciez-vous de vous frotter à des textes plus contemporains?
La Comédie-Française repose sur deux principes : d’un côté, elle célèbre le répertoire ancien. De l’autre, en tant qu’instance de consécration, elle s’intéresse au moderne. Les deux se répondent : les pièces contemporaines, si elles sont belles, sont vouées à devenir plus tard des classiques! D’ailleurs, un classique, c’est simplement un texte qui résonne toujours avec le monde dans lequel on le joue. S’il ne nous parle plus, c’est une pièce perdue, démodée, qui peut être intéressante pour des raisons d’érudition ou d’archéologie. Mais elle n’est plus vivante!
Pour le coup, le travail d’Aurélien Bory, à la mise en scène et à la scénographie, est splendide. Évoluer au cœur de cette machinerie artisanale, ça vous plaît?
Les collaborateurs d’Aurélien, c’est une équipe d’ingénieurs, des inventeurs un peu fous, genre Géo Trouvetou! Des concepteurs habiles pour trouver des solutions, des systèmes D. Lors de ma première rencontre avec eux, j’avais l’impression qu’on cherchait à créer un prototype d’avion! Mais c’est ça que l’on voulait avec ce texte. Je me disais : « Il faut que le spectateur, comme moi, fasse une expérience.« Il fallait donc un espace étonnant, de l’ordre du tour de magie. Bon, au départ, la brume me piquait la gorge. Je devais donc gérer ma respiration sinon, c’était la quinte de toux garantie!
Espérez-vous pouvoir jouer La Disparition du paysage à Paris et en province?
Oui, bien sûr, sachant que rien n’a été annulé : les dates aux Bouffes-du-Nord sont déplacées à novembre prochain, et la tournée en 2022. La question qui se pose désormais : qu’est-ce ce que l’on va faire avec tous ces spectacles et films qui attendent de sortir? C’est problématique, sachant qu’il y en a sur lesquels je compte, comme celui de mon frère (NDLR : Les 2 Alfred, dont la sortie était prévue en septembre).
Le festival d’Avignon soutient que sa prochaine édition se tiendra, quoi qu’il en coûte comme on dit. En tant que spectateur, retournerez-vous voir des pièces?
Je veux oui! Je suis comédien et spectateur! Je ne dissocie pas. Avant d’avoir des enfants, j’allais au théâtre cinq fois par semaine. Comme acteur, j’ai besoin d’aller voir les autres, me frotter à d’autres univers qui me sont éloignés. J’ai besoin de ça, et c’est aussi une manière d’avancer. Je peux même aller voir des choses médiocres avec intérêt. Les tentatives manquées sont toujours enrichissantes…
Entretien avec Grégory Cimatti