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De l’art qui ose au Pakistan


Mohammad Ali fait partie de cette nouvelle génération d'artistes "affranchis" qui explorent les questions de l'identité sexuelle, de la politique et du sexe. (Photo : AFP)

Au cœur du très conservateur Pakistan, des artistes se confrontent aux vieux tabous.

Peut-on exposer un portrait d’homme à demi-nu au très conservateur Pakistan ? «Oui!», affirme Mohammad Ali, étoile montante de l’art contemporain à Karachi, déclarant créer librement.

J’ai créé des œuvres assez osées et risquées, mais heureusement, je n’ai jamais subi» la censure, dit ce peintre de 27 ans, membre d’une avant-garde artistique qui défie les vieux tabous dans la chaotique mégalopole portuaire. Ses tableaux figuratifs explorent les questions de l’identité sexuelle, de la politique et du sexe. Des sujets potentiellement explosifs dans une société très pieuse et conservatrice, où le corps est systématiquement dissimulé.

D’où tire-t-il cette liberté? «Ici, beaucoup de gens n’ont même pas accès à un repas digne de ce nom, et tant qu’ils auront faim, ils ne s’intéresseront pas à l’art», explique-t-il. Mais ces dernières années, à l’ombre des disgracieuses barres de béton de Karachi, ont germé de nombreux galeries et marchands d’art, portés par une nouvelle génération. Sameera Raja, propriétaire de la très branchée Canvass Gallery, guide le visiteur parmi les œuvres exposées, dont de nombreux nus ou tableaux à thème homosexuel.

«Ces choses ne sont pas taboues dans notre société, du moins pas parmi la population qui a accès à l’art», dit-elle. Mais la prudence reste de mise au-delà des milieux initiés, admet-elle. Ce type d’art ne peut guère être exposé que dans des sanctuaires comme sa galerie ou les chambres à coucher de l’élite pakistanaise. Pas question de «mettre en danger socialement un artiste en les mettant en avant sur une tribune publique. Sûrement pas!», explique-t-elle encore.

Le pays où le sexe ne vend pas

Les œuvres d’un artiste comme Ali demeurent elles-mêmes largement confinées aux galeries et lieux privés. Une prudence partagée par d’autres artistes, comme Hadiqa Asif, étudiante en troisième année d’arts visuels à l’université de Karachi. «Quand nous faisons une sculpture, nous devons savoir qu’elle ne doit pas heurter la société», dit-elle, ciselant un morceau de bois.

La société pakistanaise n’a pourtant pas toujours été aussi prude. Pour nombre d’artistes, le tournant conservateur remonte aux années 80, à la suite de la politique d’islamisation de la société imposée par le dictateur militaire Zia ul-Haq. Les tabous ont alors proliféré, contraignant les artistes à s’autocensurer. «Nos aînés dessinaient des nus, mais par peur d’être arrêtés, ils se sont mis à calligraphier des versets religieux et de la poésie soufie», se souvient le peintre Mashkoor Raza, connu pour ses images abstraites de femmes et ses chevaux en mouvement.

Conséquence de cette tendance de fond, l’art de la calligraphie a prospéré. Aux dépens des autres formes d’expression. Ne pouvant gagner sa vie avec son art, Mashkoor Raza a occupé pendant près d’une décennie un emploi de styliste dans une manufacture de tissus. Ses économies passaient dans l’achat de pinceaux, toiles et peintures. L’assassinat du général Zia ouvre une nouvelle ère en 1988. Dès les années 1990, galeries et marchands d’arts fleurissent dans les centres urbains comme Karachi. Les affaires décollent pour Mashkoor Raza, désormais propriétaire dans un quartier chic du bord de mer.

Marchands et critiques d’art estiment qu’il y a aujourd’hui plusieurs centaines de galeries, marchands d’art et encadreurs dans la seule ville de Karachi. «Il se multiplient de façon exponentielle, c’est un énorme marché», dit Sameera Raja. Un dynamisme stimulant, se réjouit Munwar Ali Syed, professeur d’art à l’université de Karachi. Dans cette institution publique, pas question cependant de représenter des «membres humains», admet-il. «Il y a des limites!»

Mais cette ligne rouge ne saurait brider la créativité de ses élèves, assure-t-il – cela les aiguille simplement dans de nouvelles directions. «Quand vous réalisez que vous avez des restrictions et des limites que vous ne pouvez dépasser, alors vous travaillez avec plus de créativité», dit-il, citant l’exemple d’un sculpteur handicapé, Mohammad Ismail. Il y a huit ans, ce dernier s’est retrouvé cloué à vie dans une chaise roulante après un accident du travail. À 35 ans, il sculpte des structures distordues avec du métal.

«Mon propre squelette a été déformé, alors je me concentre là-dessus», explique-t-il, en mettant la dernière main à une ossature de forme humaine faite de clefs et autres ferrailles. «J’ai exploré les subtilités du squelette, j’en ai tiré ma force et j’essaie de gagner ma vie ainsi», dit-il. Mais ce type d’approche demeure confidentiel et le rapport au corps n’évolue que lentement dans l’art pakistanais, estiment les spécialistes.

De fait, contrairement à l’adage, le sexe ne semble pas vendre au Pakistan. «Je ne pense pas qu’il y ait au Pakistan un espace pour le nu, en dehors de ce que les artistes créent à titre privé pour eux-mêmes», assure ainsi Durriya Kazi, responsable du département d’arts visuels à l’université de Karachi. «Je ne pense pas que cela soit pertinent dans notre société.»