Elles sont diffusées dans plus de 150 pays, au point de talonner les États-Unis et la Grande-Bretagne, premiers exportateurs mondiaux : les séries «made in Turquie» cartonnent à domicile comme à l’étranger. Explications sur place.
Une jeune femme déboule en hurlant, menottée dans le dos et agrippée par le policier qui la pousse vers la voiture. Dans le ciel de Tophane, à Istanbul, le drone de la production affole les mouettes… Une scène ordinaire dans les rues de la mégapole turque, décor favori de la soixantaine de séries télévisées qui se tournent annuellement en Turquie et s’en vont conquérir la planète. Depuis une quinzaine d’années, en effet, la Turquie s’est solidement installée sur les écrans du monde entier, jusqu’à devenir le premier exportateur de séries derrière les Américains et les Britanniques, dans près de 170 pays.
«Après le monde arabe, nos séries sont aussi suivies en Europe du Sud et en Amérique latine», remarque Erdi Isik, directeur du développement chez Ay Yapim, premier exportateur turc en 2023, dont la production Yargi (Family Secrets) a reçu cet automne l’Emmy de la meilleure télénovela. «Nos séries racontent des histoires de famille proches de la culture latine : quand je montre un extrait, même en turc qu’ils ne parlent pas, les acheteurs comprennent immédiatement ce qu’ils voient», explique-t-il.
«Nous produisons d’abord pour le marché turc»
Les contraintes de la censure en Turquie ménagent aussi la pudeur des publics familiaux, comme au Moyen-Orient ou en Espagne, où les téléspectateurs ont coutume de regarder les feuilletons en famille. Cependant, «nous produisons d’abord pour le marché turc, car l’audience réalisée ici compte pour l’export, même si on choisit des acteurs qui peuvent correspondre au marché international», précise-t-il en mentionnant «une liste d’une vingtaine de noms qui peuvent séduire le public» hors du pays.
La Turquie étend son empire à tous les continents. Ses feuilletons historiques, ses intrigues familiales et ses histoires d’amour contrariées sont ultra-populaires au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et dans les Balkans, les contours de l’ancien territoire ottoman, jusqu’aux États-Unis où ses séries séduisent le marché hispanique. «Elles sont désormais diffusées en prime time en Espagne, en Arabie saoudite et en Égypte», signale Xavier Rambert, responsable études et marketing chez Glance, spécialiste international de la mesure d’audiences, qui salue «l’efficacité» des productions. «Leur capacité à fournir des kilomètres de contenus à des coûts très maîtrisés permet de remplir les grilles à des prix tenus», pointe-t-il.
On sait qu’Erdogan n’apprécie pas toujours nos contenus… mais il ne peut rien dire, ça rapporte de l’argent!
Au total, selon le ministère turc de la Culture, près de 700 millions de téléspectateurs se régalent des télénovelas «alla turca». Un succès dû à la qualité des réalisations, juge Özlem Özsümbül, directrice des ventes chez Madd, la société qui distribue notamment Ay Yapim : elle rappelle que toutes les séries sont réalisées «en extérieur». Autre particularisme : chaque épisode est écrit et tourné d’une semaine sur l’autre, à partir d’une trame générale qui évolue pour s’ajuster à l’audience. Soit un épisode de deux heures intégralement écrit, tourné et produit en six jours.
Ce qui implique de sacrifier parfois un personnage ou de le rétrograder : seuls les acteurs les plus connus ont une garantie minimum d’une douzaine d’épisodes, prévient Özlem Özsümbül. Mais la recette coûte cher : «Les séries turques ne peuvent pas être amorties sur le seul marché national», souligne Özlem Özdemir, fondatrice du magazine spécialisé Episode. D’où l’importance du marché extérieur qui suppose d’adapter ces épisodes fleuves de deux heures et plus. «Ils sont réédités en trois épisodes quotidiens de 45 minutes pour l’international, conformes au format des diffuseurs internationaux et des contraintes publicitaires», explique Ahmet Ziyalar, cofondateur des sociétés de production Inter Medya et Inter Yapim.
«On sait qu’Erdogan n’apprécie pas toujours nos contenus…»
Avec Inter Yapim, il s’est lancé dans les séries dites de «nouvelle génération», en huit à douze épisodes, destinées aux plateformes de streaming : «Plus courtes, plus rythmées, plus audacieuses, moins soucieuses de censure», résume-t-il. C’est ainsi que l’héroïne de Degenler, la série policière en tournage dans le quartier populaire de Tophane, ne craint pas de lancer des slogans pro-kurdes au policier qui l’interpelle. «On peut être plus politique quand on produit pour une plateforme», reconnaît le scénariste, Sarp Kalfaoglu. Degenler sera diffusée en Turquie par la plateforme Gain. «Nous pensons que ces séries de nouvelle génération ont aussi leur place sur le marché international, comme celles, grand public, que nous continuons de produire», insiste Can Okan, PDG d’Inter Medya, qui viendra bientôt les présenter au festival international Séries Mania à Lille (France).
Can Okan annonce en passant un accord signé avec le principal diffuseur colombien Caracol pour une série fleuve de 120 épisodes en espagnol : on n’abandonne pas une recette qui marche ! La Turquie commence également à produire directement en arabe pour le géant du secteur MBC, à Dubaï. «On sait que (le président Recep Tayyip) Erdogan n’apprécie pas toujours nos contenus… mais il ne peut rien dire, ça rapporte de l’argent!», plaisante Erdi Isik. Sans compter les touristes, spectateurs enthousiastes en pèlerinage sur les lieux de tournage le long du Bosphore.