Avec BAL : Pride and Disappointment, Simone Mousset et Lewys Holt emmènent le spectateur dans un pays éphémère et créé de toutes pièces. Sera-t-il aussi décevant que les vrais pays? C’est la question espiègle que posent les artistes. Rencontre.
Mercredi, c’était relâche pour cause de fête nationale. Pas pour tout le monde en tout cas… Si les théâtres étaient fermés, Simone Mousset et Lewys Holt, eux, se disent, en riant, être «en télétravail». Autrement dit, ils répétaient leur nouvelle création, une pièce de cinquante minutes qu’ils joueront ce soir et dimanche au théâtre d’Esch, BAL : Pride and Disappointment. Une «version alternative», comme l’appelle secrètement Simone Mousset, de sa propre pièce BAL (2017), un faux documentaire dansé qui explorait les questions de l’appartenance à une nation, du nationalisme ou encore du «nation branding». Cette fois-ci, ce sont les notions de fierté et de déception, comme l’indique le titre, qui sont décortiquées en mouvements par les deux danseurs et chorégraphes. Définir ces états d’esprit à travers le mouvement est un défi, mais c’est l’essence de cette création à la fois pop et avant-gardiste, qui s’est aussi bien nourrie du précédent travail de Simone Mousset que de ce que les artistes ont pu ressentir pendant la pandémie, avec une imagination définitivement stimulée.
BAL : Pride and Disappointment arrive près de cinq ans après BAL. Comment appeler cette nouvelle pièce : une suite, une recréation?
Simone Mousset et Lewys Holt (en chœur) : Une expansion de son univers!
BAL était créé en collaboration avec Elisabeth Schilling. A-t-elle participé à cette nouvelle version?
S. M. : Non. Dans la pièce de 2017, Elisabeth et moi collaborions, mais j’ai travaillé seule sur la plus grosse partie du concept. Dans ce cas-ci, Lewys et moi avons travaillé à un niveau bien plus égal : nous avons réfléchi ensemble au concept, à comment le mettre en relation avec BAL, moi en tant que créatrice, et Lewys qui n’a jamais vu la pièce. C’est une cocréation, ce qui est différent de ce sur quoi Elisabeth et moi avons travaillé en 2017.
L. H. : Cela dit, nous avons suivi un cours avec Elisabeth à la fin de notre première semaine de travail.
S. M. : Ah bon? Oh, mais oui! (Elle rit.) Dans cette nouvelle version, nous avons inséré des références à des éléments de la première pièce que personne ne remarquera. C’est quasiment une « private joke » pour moi toute seule…
Les questionnements soulevés dans BAL, comme le nationalisme, sont toujours d’actualité. Comment les avez-vous repensés?
S. M. : Nous sommes partis de ces questionnements; dans ce sens, la pièce est vraiment une expansion de la précédente. Les choses ont changé depuis 2017, et nous avons évolué vers un espace de réflexion plus général dans lequel nous considérons la fierté et la déception comme des émotions qui relèvent de l’expérience humaine, et dans lequel nous réfléchissons sur l’impact de ces émotions. Il ne s’agit plus de nationalisme, même s’il est clair que c’est une interprétation possible.
L. H. : Nous avons d’abord réfléchi à ce qu’était le nationalisme, à ses similarités avec la religion, dans la tentative des gens de transcender leur état de chair et d’os, d’aller vers quelque chose de plus grand. Avec ceci comme point de départ, nous avons voulu interroger cette envie forte de se connecter à quelque chose de plus grand que nous, puis voir dans quelles mesures cela a finalement échoué, à quel point cela est tragique, mais aussi à quel point cette tentative est noble.
Le fil rouge de la pièce, c’est que nous encourageons l’imagination
La pandémie était, elle aussi, une expérience collective, que nous avons traversée en tant qu’êtres humains. Cela a-t-il eu une influence sur votre travail?
L. H. : Complètement. Nous racontons une sorte de grand mythe dans la pièce, et il y a un évènement à l’intérieur qui est en proie à une annulation. Cela, évidemment, déçoit tout le monde.
S. M. : C’est vrai. Nous avons aussi voulu honorer, ou du moins faire preuve de reconnaissance envers nos capacités à imaginer des choses. C’est un truc qui m’est apparu au moment où tous les évènements culturels étaient annulés et où plus rien ne se passait.
L. H. : Le fil rouge de la pièce, c’est que nous encourageons l’imagination.
La déception peut se traduire par plusieurs états d’esprit : la frustration, la solitude, le regret… Les artistes, en particulier, ont éprouvé cela avec la pandémie. Comment avez-vous traduit cela dans la danse?
L. H. : C’est une pièce qui croise les disciplines. Nous avons un imaginaire figuratif – le « facepalm », se prendre la tête dans les mains, est un motif récurrent – que nous juxtaposons à une danse plus abstraite. Avec les accessoires, nous construisons des choses puis nous sommes déçus du résultat. L’interprétation est très ouverte, mais de bien des manières, nous créons des images dans lesquelles les gens font des choses qui les rendent tristes, puis sont encouragés à tenter de construire quelque chose d’autre. Il y a des éléments qui sont strictement figuratifs, quand nous jouons des actions qui sont identifiables, et d’autres, basés sur le mouvement, qui sont plus abstraits. Le texte joue aussi un rôle important, puisque nous parlons beaucoup dans la pièce. C’est un pont que l’on forme entre le concret et l’imagination.
S. M. : Certaines choses sont très littérales, d’autres relèvent de la texture, de l’atmosphère. Mises ensemble, cela crée un sentiment qui tend vers la tristesse.
Entre la fierté et la déception, c’est surtout une question de point de vue. Au fond, c’est la même chose…
L. H. : Nous avons beaucoup réfléchi à la déception depuis que nous avons commencé nos recherches, en automne. Nous avons trouvé que ce qui permet à la déception d’exister, c’est le déclenchement de l’espoir. On ne peut pas être déçu sans avoir quelque chose à espérer. C’est un système binaire. Si l’on est constamment déçu, cela mène à la dépression, et si l’on s’aventure du côté de l’espoir, on arrive à la fierté.
Nous pensons que nous ne voulons pas être déçus, mais en réalité, la déception (…) mène à un désir de vivre, de sentir qu’il y a quelque chose dans le monde qui vaut la peine que l’on soit vivant
C’est que de l’autre côté, éprouver constamment de la fierté mène à une chute plus dure, qui peut elle aussi mener à une dépression…
L. H. : Oui, la fierté très forte, c’est un sujet délicat. La balance peut pencher très facilement dans un sens ou dans l’autre.
S. M. : Nous avons aussi beaucoup discuté du fait d’avoir constamment ce que l’on désire. Si l’on espère quelque chose et qu’on l’obtient toujours, l’humain ne peut pas être plus heureux, jusqu’au moment où il a eu tout ce qu’il voulait et n’a plus rien à souhaiter. Nous pensons que nous ne voulons pas être déçus, mais en réalité, la déception, à certains niveaux, mène à un désir de vivre, de sentir qu’il y a quelque chose dans le monde qui vaut la peine que l’on soit vivant. C’est cet espoir sans lequel ne peut vivre la déception.
Dans la présentation de la pièce, vous dites que le théâtre est transformé en un nouveau pays. Est-ce ignorer que les pays deviennent de plus en plus des théâtres qui jouent, au choix, de mauvaises comédies ou des tragédies un peu trop sérieuses ou, au contraire, est-ce parce que la vie imite mal l’art que l’art doit corriger cela?
L. H. : C’est justement le truc : pouvons-nous apprendre de l’art des choses qui deviennent, dans le vrai monde, des solutions, plutôt que de copier bêtement ce que l’art fait dans la politique? Voilà la clé.
S. M. : La pièce parle de choses qui changent constamment. Prenons un pays, appelons-le Luxembourg. Ce pays a un nom, mais cela ne suffit pas à le définir, à en faire quelque chose de fixe. Dans notre pièce, on se concentre sur la nature des éléments, et cette nature est qu’ils changent tout le temps. Nous parlons de cette tension entre l’obsession de l’humain pour régler les choses et leur véritable nature évolutive. Dans ce sens, le théâtre n’existe pas vraiment, lui non plus. Il me semble incorrect de fixer un pays à l’aide de limites, de frontières et de lois quand les gens qui y vivent ont conscience que tout est en réalité fluide.
Vos frontières à vous évoluent, et il y a dans cette pièce un vrai travail sur le son qui aide à rendre compte de ces frontières et de leur nature évolutive…
L. H. : Alberto Ruiz Soler est un « sound designer » espagnol avec qui Simone avait déjà travaillé auparavant, pour une pièce dans laquelle je jouais également. Malheureusement, il n’a pas pu se joindre à nous ces dernières cinq semaines, donc j’ai pris mon petit clavier MIDI avec moi (il rit). Nous avons fait des choses de notre côté, puis nous nous les sommes échangées avec Alberto, nous créant la base et lui ajoutant des choses, et nous discutons de tout cela lors de longues conversations sur Zoom. C’est une vraie collaboration. Le fait de travailler avec des textures de synthétiseurs, des sons de paysages, de chevaux, de trains, c’est très intéressant. Je crois que cela va bien avec les mouvements, entre quelque chose de tangible et cette espèce de truc cérébral qui ressemble à un trip au LSD.
Valentin Maniglia
BAL : Pride and Disappointment,
de Simone Mousset et Lewys Holt.
Ce soir, à 20 h. Dimanche, à 17 h.
Théâtre – Esch-sur-Alzette.