Sa pièce The Blind Narcissist, jouée samedi soir au Trois C-L, explore le mythe de Narcisse. Le chorégraphe syrien Saeed Hani observe une partie de la société à travers l’amour inconditionnel du soi.
Saeed Hani n’a presque pas bougé de la matinée : vissé sur sa chaise, il scrute l’écran de son ordinateur, prend des notes pour ses futurs projets ou pour peaufiner celui qu’il présentera demain soir au Centre de création chorégraphique luxembourgeois (Trois C-L). Habitué du lieu, le danseur et chorégraphe syrien risque d’y être plus souvent repéré, depuis que sa compagnie, Hani Dance, a déménagé dans la capitale du Grand-Duché, depuis Trèves, où lui vit toujours.
The Blind Narcissist, présenté dans le programme «Hors Circuits», raconte une histoire d’amour destructrice, inspirée du mythe de Narcisse, mais aussi par notre société actuelle, fracturée par un égoïsme toujours plus présent et amplifié par les réseaux sociaux. «Je crois que le titre ne cache pas de surprises», s’amuse Saeed Hani. La pandémie a longtemps retardé la première de la pièce, qui a finalement eu lieu en octobre 2020 dans son fief allemand, mais «les festivals internationaux de danse de Hong Kong et de Séoul, qui nous avaient invités à montrer la pièce, ont été annulés». «En réalité, la tournée de The Blind Narcissist commence samedi, avec la première luxembourgeoise, puis on jouera en Allemagne, en Italie, au Mexique…».
Donald Trump est l’exemple absolu de la personne narcissique
Son projet, explique-t-il, est né avant le covid, «en pleine période Trump, qui est l’exemple absolu de la personne narcissique». Ce n’est cependant pas l’ex-président américain qui lui a servi d’inspiration principale pour cette pièce avec deux danseurs. «L’une de mes amies était dans une relation toxique avec un pervers narcissique. Ça l’a menée à une longue dépression, abonde le chorégraphe. Lorsqu’elle a commencé à m’en parler, je ne connaissais rien du sujet, alors j’ai commencé à m’informer, avant tout parce que je m’inquiétais pour elle, qui me racontait combien elle était brisée, qui avait l’impression d’être un zombie en sa présence, qui faisait tout ce qu’il exigeait…»
L’histoire a beaucoup affecté Saeed Hani qui, au fil de ses lectures et de ses recherches, a même cru se reconnaître dans la description de la personnalité narcissique. Il en rit aujourd’hui, en avançant que «ce qui sépare l’amour-propre du narcissisme, c’est l’absence totale d’empathie», mais «des clichés persistent qui font qu’il y a amalgame entre les deux».
La guerre et l’oliveraie
Son amour-propre, «un truc très positif, très important et très beau», Saeed Hani en fait sa force; de l’empathie, il en a à revendre, même si le destin lui a un peu forcé la main. Né en Syrie, il est sorti diplômé de l’Institut supérieur des arts dramatiques de Damas au moment où la contestation contre Bachar al-Assad ne subit pas encore la lourde répression du régime. Pendant quelques années encore, le danseur continuera de se produire, au sein de différentes compagnies, sur les planches de l’Opéra de la capitale syrienne, avant de quitter le pays ravagé par la guerre. «Aujourd’hui, c’est derrière moi. Je suis en Europe, dans un endroit sûr. Cette empathie, c’est plutôt un sentiment de culpabilité d’avoir survécu; je ressens cela dès que je regarde une vidéo ou un documentaire sur ce qui se passe là-bas.»
Depuis son départ, d’abord pour le Liban, puis l’Allemagne – où il s’est installé depuis 2015 et où il a fondé, dans la foulée, sa propre compagnie –, il n’a jamais remis les pieds en Syrie. «Je ne peux pas. Toute ma famille y vit encore, mais elle refuse de venir ici. Leur vie est là-bas, dans la maison qu’ils ont construit. Je crois que la différence de langage et de culture les effraie. Je les comprends : ils ont plus de 50 ans, ce n’est pas une décision facile à prendre.»
Au printemps, il présentera à New York une nouvelle pièce, The Wind and the Olive Grove, inspirée de ses souvenirs de la Syrie. «À la base, il y a deux peintures de Hans Hoffmann, The Wind («le vent») et The Olive Grove («l’oliveraie»), associées à un concept que j’ai écrit autour de l’oliveraie comme symbole de là d’où je viens et qui je suis. Enfants, on passait notre temps dans les oliveraies : c’est là qu’on se cachait avec nos jouets, nos animaux de compagnie, nos magazines pornos (il rit)… Je voulais porter ces souvenirs sur scène, d’autant plus que les enfants syriens n’ont plus cette chance de jouer comme nous l’avons fait. Aujourd’hui, à 7 ans, on a déjà la responsabilité de subvenir aux besoins de la famille. Ce vent qui détruit l’oliveraie, c’est la guerre.»
Des connaissances aux idées artistiques
Autant dire qu’avec le cataclysme qui a frappé son pays, Saeed Hani avait, sans le savoir, une petite idée de ce qu’est un pervers narcissique. «Ne penser qu’à soi crée une fracture dans la société» : derrière cette phrase, on pense forcément au conflit syrien, où s’opposent de nombreuses armées, forces, milices, organisations et États. On devine aussi une pique à peine masquée envers l’autoritaire président syrien et son principal allié, Vladimir Poutine : des Narcisses autrement plus redoutables que Donald Trump… Mais le chorégraphe a étudié son sujet pendant un an, depuis ses origines mythologiques jusqu’à ses expressions les plus contemporaines, en passant par Freud et Dali. «Quand j’avais la tête dedans, je commençais à observer les gens, leur façon de bouger, de parler… C’était un peu dangereux, mais aussi inspirant. Mais je n’arrêtais pas de me dire : « Arrête de faire ça! » (il rit)»
Peut-on survivre dans une société où « nous » signifie « je »?
Puis les connaissances accumulées par l’artiste se sont «transformées en idées visuelles, en mouvements, en danse». Sur scène, deux danseurs (Robin Rohrmann et Gabriel Lawton) jouent cette relation toxique, minée par l’amour sans limite que l’un voue à son propre reflet. Saeed Hani : «Le cercle est un motif très présent dans la pièce, à la fois dans le mouvement et dans la dramaturgie. La personne narcissique trouve toujours un moyen de répéter le cercle. Tu peux être en colère, lui dire tout ce que tu as sur le cœur, il sera complètement d’accord avec toi, te promettra qu’il va changer, et c’est n nouveau cercle qui démarre.»
Un autre motif plus évident encore est le miroir, qui renvoie le reflet tant aimé. «La scénographie d’Alexander Harry Morrison s’est emparée du mythe, que nous avons traduite dans une vision contemporaine, avec une forêt de tissu et une rivière de miroirs. Ces derniers sont tellement présents qu’ils brouillent les pistes, de façon à ce que l’on se demande lequel des deux est le véritable Narcisse. C’est un trait spécifique, de faire passer l’autre pour le méchant : leur prestige, leur image, ne peuvent être altérés.»
The Blind Narcissist parle d’amour, de violence et brosse un certain portrait de la société, qui prolifère sur les réseaux sociaux, lieux d’exposition de soi par excellence – «Combien de gens postent le même selfie sur Instagram tous les jours depuis 2018?», demande Saeed Hani –, mais pas seulement. Les mêmes schémas s’appliquent dans la vraie vie, convient enfin le chorégraphe. «Le narcissisme n’est pas considéré comme une maladie mentale. Dans cette société où l’on est toujours plus poussé à l’individualisme, ma question est : peut-on survivre dans une société où « nous » signifie « je »?»
Extrêmement prolifique, Saeed Hani a toujours au moins un coup d’avance. La tournée de The Blind Narcissist n’a pas encore commencé qu’il est déjà en création de deux nouvelles pièces, toutes deux soutenues par des institutions luxembourgeoises. La première, pour laquelle Kultur:LX lui a offert une résidence à Berlin, s’appelle Inlet, l’autre, la bien nommée Chaos, sera jouée au printemps 2023 à la Kulturhaus de Mersch. «Le confinement a été très bénéfique pour moi, admet l’artiste, tout sourire. J’ai eu le temps d’écrire plein de nouveaux concepts !»
The Blind Narcissist, de Saeed Hani. Samedi, à 19 h. Trois C-L – Luxembourg.