Samedi, le rendez-vous mensuel du Trois C-L s’articulera autour du thème «Les Imprévisibles». Parmi les trois danseurs en résidence qui montreront sur la scène de la Banannefabrik leurs travaux, le Luxembourgeois William Cardoso et l’Allemand Moritz Ostruschnjak repensent le corps face au Covid.
Le retour du 3 du Trois en «live», en septembre, a été marqué par le report de l’une des deux pièces prévues. Le retour à la normale prendra du temps, c’est certain, et le Trois C-L, qui a mené avec brio un programme remarquable malgré le confinement et les impératifs imposés par les règles sanitaires, a décidé de mettre au cœur du 3 du Trois d’octobre l’imprévisibilité et les programmes de dernière minute. On revient donc aux fondamentaux de l’évènement mensuel tout en étant conscient que la crise du coronavirus a changé les choses, sinon de manière définitive, du moins à long terme. Comme clin d’œil aux évènements passés, cette édition d’octobre invitera le chorégraphe Rémy Pagard à recréer sur scène sa pièce Daily Feeling imaginée en confinement pour le concours Dance from Home ! et lauréate du prix du public.
Les deux autres artistes en résidence pour ce 3 du Trois ont, eux aussi, questionné et repensé leur travail en raison de la crise sanitaire. Le chorégraphe allemand Moritz Ostruschnjak, qui vit et travaille à Munich, présentera une ébauche de sa nouvelle pièce How Many Angels Can Dance on the Head of a Pin ?, qu’il imaginait tout autrement au départ : «Cette résidence est en réalité la première étape de travail en studio avec cette création. Tout mon concept initial a été jeté à la poubelle et je recommence de zéro. Ça fait un an que j’y réfléchis, mais la situation apportée par le Covid a beaucoup changé le projet.» «Au départ, la pièce devait être sur l’aspect métaphysique d’internet, où internet était comme une structure divine. Après le Covid, mon questionnement a changé et je sentais qu’il me fallait retourner questionner le corps. C’était une nécessité, pas seulement pour moi mais aussi pour le public, pour qu’il puisse sentir à nouveau le corps sur scène.»
How Many Angels Can Dance on the Head of a Pin ? se place dans la continuité du travail du chorégraphe, qui «utilise internet comme une archive». «Je me pose beaucoup la question de l’auteur et de la paternité dans la danse. L’un des points de référence de mon travail est l’appropriation : tout le contenu avec lequel je travaille est basé sur le travail d’autres personnes», affirme-t-il, qu’il va chercher, en collaboration avec son danseur, Antoine Roux-Briffaud, dans des vidéos qui vont «du clip vidéo à la danse contemporaine en passant par la danse classique, la performance, la publicité… Ça peut être n’importe quoi, le but pour moi étant de m’affranchir de cette idée d’originalité, de la pression de créer un truc nouveau. C’est mon langage, le métatexte de mon travail, comme une personnalité qui renferme plusieurs personnalités.»
William Cardoso, lui, présentera la pièce Raum pour son deuxième travail chorégraphique, le premier «officiel», selon lui). Le danseur de 26 ans travaille régulièrement avec des figures incontournables de la danse au Luxembourg comme Jill Crovisier et Sarah Baltzinger. Émerger comme jeune chorégraphe après le confinement l’a bien sûr amené à envisager différemment le rapport à la scène. Il explique s’être reconnecté à ses collègues chorégraphes et danseuses «à travers le corps plutôt qu’avec les mots». «Maintenant, quand on monte sur scène, poursuit-il, on se retrouve face à un public masqué. C’est intéressant d’avoir ce plaisir malin de pouvoir toucher l’autre et on en joue. Cela dit, il y a toujours une appréhension quand on touche l’autre. Je crois qu’on se pose tous la même question : « Est-ce que tu as vu des gens la semaine dernière ? » On est tous indépendants, et attraper ce virus, ça complique énormément les choses si l’on doit se mettre en arrêt.»
La société nous dit que si l’on pense comme ceci, c’est mal, mais elle n’apporte aucune solution pour changer cela
Pour Raum, William Cardoso a choisi d’explorer un sujet personnel, la paralysie du sommeil. «J’en ai fait quand j’étais jeune», explique le chorégraphe et danseur. «Les hallucinations, la rencontre avec les démons, c’est quelque chose que j’ai expérimenté. La nuit m’inspire beaucoup et je voulais aller plus loin dans cette direction en explorant comment on crée des démons dans notre tête. C’est une réalité, mais elle est paradoxale.» Aux côtés de la danseuse Cheyenne Vallejo, «on présentera le tableau du dormeur, celui qui fait confiance à la nuit et au sommeil, mais qui va rencontrer ses démons et ses désirs sexuels».
Le monde cauchemardesque du fantasme inspire celui qui se dit «encore naïf et innocent par rapport à la vie». C’est aussi un terrain de jeu propice, pour les artistes, pour explorer la dimension politique de leur message. William Cardoso, lui, ne s’en défend qu’à moitié : «Raum n’est pas une pièce engagée politiquement mais elle résulte de l’impact que le monde actuel – les manifestations contre le racisme, le sexisme, les violences domestiques – a sur moi.» La pièce irait ainsi «chercher du côté émotionnel de la politique» : «Le démon, c’est ce que j’associe à l’homme puissant, le politique, celui qui tient ce monde.»
À l’inverse, Moritz Ostruschnjak assume pleinement le fait que sa proposition soit éminemment politique : «Je suis très intéressé par l’aspect de cacophonie, de dissonance, affirme-t-il, car c’est ce qui se reflète politiquement en Allemagne en ce moment : il y a beaucoup de voix différentes qui s’élèvent, contre les mesures sanitaires par exemple, qui se mélangent au nationalisme… C’est un mélange très bizarre que j’essaie, dans mon travail, d’explorer à travers le mouvement» et le collage, sa méthode de travail. Quant à la question des droits d’auteur, «je m’en fous, en fait», glisse-t-il. «Il est possible que je pique quelques pas chez les artistes luxembourgeois», ajoute Moritz Ostruschnjak en riant.
Pour le chorégraphe allemand, internet cristallise tout le discours sur l’orientation politique et son appréciation au sein de la société. «Je sens qu’internet amplifie certaines positions, certaines tendances individuelles chez les gens, en les mettant dans une boucle de contenu», développe celui qui avait exploré les algorithmes dans une précédente pièce, Autoplay. «La société nous dit que si l’on pense comme ceci, c’est mal, mais elle n’apporte aucune solution pour changer cela. C’est ce qui amène à une labellisation de la pensée et du comportement. Dans mon travail, je laisse la place à l’interprétation, qu’elle soit positive ou négative, pour entretenir cet espace ambivalent plutôt que de dire qu’il faut penser de telle manière car c’est ce qui est bien. Personnellement, ma position politique est très claire mais je ne veux rallier personne à ma cause; en tant qu’artiste, je ne sais pas ce qui est bien ou mal.»
Valentin Maniglia
3 du Trois, «Les Imprévisibles», samedi, 19 h.
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