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[Danse] La parade amoureuse de Rhiannon Morgan au Luxembourg


(Photo : Bohumil Kostohryz)

Être ou paraître ? Telle est la problématique dont s’empare la chorégraphe et danseuse pour questionner, de façon multiforme, les relations amoureuses à l’heure du tout numérique.

C’est connu, l’humain n’a pas qu’une seule identité mais plusieurs. En famille, au boulot, au milieu de ses amis ou d’inconnus, c’est le regard social qui la façonne. La métamorphose et la flexibilité sont de mise. On montre et ne dévoile que ce que l’on veut. Un constat attisé par les technologies et les réseaux sociaux, domaines où la superficialité et l’apparence priment sur la substance.

La danseuse et chorégraphe Rhiannon Morgan, séparée peu avant la pandémie de 2020, a alors découvert, comme beaucoup d’autres dans son cas, les mécanismes des plateformes de rencontres, genre Tinder. Sans naïveté, elle en est pourtant ressortie «choquée» et «dévastée».

«Ça m’a renvoyée à une solitude profonde, indique-t-elle. À une forme de manipulation aussi.» Son côté «fleur bleue», nourri par les films hollywoodiens et les histoires pour enfants, n’a pas aimé cet univers où, à distance et dans le confort de l’anonymat, on fait son «marché». «C’est comme lorsque l’on va au Cactus et que l’on choisit ou non un produit à mettre dans son caddie.

Sauf que là, ce sont de vraies personnes !», lâche-t-elle, avant de souffler : «Jusqu’où les gens sont prêts à aller ? C’est dingue !». Un écœurement qu’elle a décidé d’évacuer à travers une œuvre qui reprend un questionnement déjà manifeste dans ADH(A)ra, l’une de ses autres créations : la disparité entre être ou paraître.

Un danseur au prénom adéquat

Clementine s’est matérialisée bien plus tard, à l’été dernier, lors d’une carte blanche au Trois C-L destinée, comme le précise le projet, à tous les nouveaux et nouvelles artistes afin «d’encourager la création et l’essor de la scène locale». La pièce se jouera à deux, et Rhiannon Morgan aura comme partenaire de jeu celui avec qui elle a fondé le collectif LUCODA à l’occasion d’Esch 2022 : Giovanni Zazzera.

Après deux représentations montrées sur le vif, la chorégraphie, «très théâtrale», s’enrichit alors au fil d’un «work in progress» défendu par la créatrice. Car «trouver une équipe et construire des relations artistiques, ça nécessite du temps».

Début octobre, toutes les pièces sont en place pour une première du côté d’Ettelbruck, au CAPe, où en effet, certaines composantes ont changé. En face d’elle, déjà, un autre danseur qu’elle a connu lors de ses études en Angleterre et au prénom prédestiné quand on parle d’amour : Love Hellgren.

«C’est le karma, ça !», rigole l’intéressée, qui a en profité également pour étoffer ses propos, ou du moins, leur donner plus de variété sur scène. Avec elle, tous les «clichés» et les «codes de séduction» s’enchaînent ainsi pendant près de cinquante minutes, comme autant de «plans d’un film».

Henri Fonda, cowboy cruel

D’ailleurs, c’est celui de John Ford, My Darling Clementine (1946), qui donne le titre et la tonalité à l’œuvre. À l’écran, Henri Fonda et Linda Darnell, et devant, Rhiannon Morgan désespérée : «On croit qu’une grande et belle histoire va se réaliser. Mais finalement, le cowboy part au loin sur son cheval et la femme reste seule».

Si la scène l’a «émue» aux larmes, sa pièce en est éloignée. Car avec elle, les relations amoureuses se veulent modernes et se font à travers un écran. Après un premier «vidéo call» d’approche, elles prennent alors de multiples formes et humeurs, passent par la J-pop, Bollywood, le tango et la telenovela; deviennent instinctives, stéréotypées et transformistes.

Le numérique, les réseaux sociaux… Tout ça nous éloigne de nous-mêmes plutôt que de nous rapprocher des autres

Avec au centre, toutefois, cette même question qui revient en boucle : «Qu’est-ce que l’on est prêt à faire pour être séduisant aux yeux de l’autre ?». La chorégraphe, que l’on a pu voir en janvier dans Songes d’une nuit… de Myriam Muller, en a plein d’autres en tête : «Qu’est-ce qu’on peut devenir et montrer à l’ère du digital ? Est-ce que cela nous aide ou nous éloigne ? Où se trouve la ligne de démarcation entre le moi réel et le moi numérique ? Et dans ce sens, comment nouer de véritables liens ?». Une seule certitude, pour elle, une fois la caméra éteinte ou Facebook fermé : «Tout ça nous éloigne de nous-mêmes plutôt que de nous rapprocher des autres».

Un spectacle, deux réalités !

Si ce besoin de contact, de partage, d’amour et de valorisation par l’autre est «intemporel, universel», le sujet a plus d’impact auprès de la jeune génération, qui se construit justement à travers cette connectivité constante. Rhiannon Morgan a d’ailleurs échangé avec des lycéens du Luxembourg autour de cette image de soi que l’on façonne à souhait, évolutive, multiple, schizophrénique, et pourtant considérée comme authentique. Elle souffle : «Oui, une prise de conscience est nécessaire. Chez eux, plus personne ne poste de photos sans filtre sur Snapchat ou TikTok. Ils mettent une énergie folle pour créer un personnage virtuel».

Histoire de rester sur cette dualité entre ce qui est «vrai» et ce qui est «construit», voire de l’affirmer, la chorégraphe a eu une bonne idée : partager la scène en deux avec un grand rideau noir, et placer les spectateurs d’un côté et de l’autre selon une formule qui pourrait se définir de la sorte : «Un spectacle, deux réalités !». Le public voit alors uniquement une partie de la pièce, ne pouvant s’appuyer que sur la vidéo et ce qu’il entend pour imaginer la seconde. Il devient à la fois voyeur et actif dans la quête des deux protagonistes, non sans quelques «frustrations».

Au point qu’au CAPe, comme elle l’explique, certaines personnes sont venues les deux soirs afin d’avoir un panorama complet. «D’un point de vue marketing, c’est parfait !», rigole Rhiannon Morgan. Mais artistiquement, ça se justifie aussi : «Ça engage le public différemment. Son attention est plus importante» que dans une configuration plus classique. Une façon aussi de rendre «plus vivant» et plus intriguant le travail chorégraphique qui, rappelle-t-elle, n’est «pas qu’un corps qui bouge dans l’espace et sur de la musique». Finalement, la seule difficulté de ce choix singulier s’observe lors des rappels, où il faut passer, au pas de course, d’un public à l’autre. «Et parfois, quelqu’un jette des fleurs, mais on ne sait pas d’où ça vient!» Ce n’est pas comme ça que l’amour arrivera.

La pièce

Elle a le regard pétillant, brûle d’impatience de le revoir, de le séduire, de lui faire tourner la tête. Lui a le sourire aux lèvres. Il l’attendait pour lui dévoiler ses émotions, la charmer, l’envoûter, la retrouver, l’aimer. Ce qui les relie, leurs écrans de portable. Une fenêtre numérique par laquelle ils se dévoilent, se cachent, se cherchent et tentent de se trouver. Mais au final, ils ne parviennent qu’à se perdre davantage…

Les 12 et 13 décembre / Grand Théâtre (Luxembourg). Le 14 mars 2024 / Trifolion (Echternach)