Artiste associée aux théâtres de la Ville de Luxembourg, la chorégraphe, avec Sensorial Symphonies, bouscule la hiérarchie du vivant et place la nature au centre de l’attention, en examinant ce qu’elle a à nous dire et à nous faire voir.
Elisabeth Schilling aime les challenges. Pour questionner ses acquis et éviter ainsi de se «reproduire». Pour surprendre le public aussi, avide de nouvelles expériences. «Il faut toujours trouver de nouveaux chemins en tant qu’artiste», dit-elle. Sa trajectoire en témoigne et séduit jusqu’aux États-Unis où le magazine New York Weekly l’a mise en une, figure de proue d’un groupe de femmes «à suivre pour trouver l’inspiration». Elle, en tout cas, n’en manque pas. Les preuves sont évidentes, que l’on évoque Florescence in Decay (2023) ou Hear Eyes Move (2021), tour de force et premier grand succès dans lequel elle se réappropriait les dix-huit études pour piano de György Ligeti.
Le Danzpraïs obtenu peu de temps après et son statut d’associée aux théâtre de la Ville de Luxembourg lui donnent aujourd’hui une crédibilité et les moyens (financiers et logistiques) pour, justement, assouvir ses envies créatives. Elle ne s’en prive pas, reconnaissant avoir trouvé au Luxembourg une «maison» qui l’encourage et la met régulièrement à l’épreuve. De quoi consolider sa compagnie, Making Dances, créditée de 250 représentations dans 19 pays, qui fêtera sa décennie en 2026. De quoi également la conforter dans son travail chorégraphique, dont le style et la méthode pourraient se définir en une «danse au canon», à travers laquelle chaque geste, chaque mouvement, a une incidence sur ceux qui suivent.
La nature, «chaos en mouvement»
C’est ce sens du collectif, du partage et de l’interconnexion qui l’a éloignée des solos des débuts pour se pencher sur les mécanismes de groupe. C’est ce «nous» qui l’a amenée à prendre ses distances du monde des hommes, désuni, «individualiste», pour se tourner vers celui des plantes. «Sans la terre, l’air, le soleil, l’eau… elles ne sont rien, raconte-t-elle. Nous aussi, d’une certaine façon, on n’est rien sans les autres. Mais ça, on l’a oublié…» Sa pièce, Sensorial Symphonies, secoue ainsi la hiérarchie du vivant et bouscule la «pyramide» d’Aristote. En effet, avec elle, la fleur ou l’arbre ne sont plus rattachés à leur simple vertu décorative ou à leur charme poétique, s’imposant comme de vraies protagonistes occupant tout l’espace. L’incarnant même.
Et si nous pouvions ressentir le monde à la manière des plantes?
Il y a déjà ces corps qui suivent pas à pas un mantra défini par la chorégraphe : «La nature est un chaos en mouvement.» Alors, dans un décor minimaliste délimité par trois arbres étranges, filant du noir à l’orangé et imaginés par Agnes Hamvas, ce sont cinq danseuses (Manuela Hierl, Marla King, Noa Nies, Aurore Mettray et Marine Tournet) qui se répondent selon la logique du végétal : non linéaire et fluide. Des écosystèmes vivants où chacun trouve sa place dans un jeu d’échange et de réciprocité. «C’est une sorte d’organisme qui se métamorphose, mais en étant toujours à l’écoute des éléments qui le composent», précise Elisabeth Schilling, avant un définitif «toute action à une conséquence», à l’instar des dominos ou du fameux «effet papillon».
La complexité silencieuse du vivant
Pour la musique, à l’union, la chorégraphe préfère l’opposition. Elle s’appuie en effet sur deux univers bien distincts : d’un côté, le Concerto pour piano n°2 de Sergei Rachmaninov, «explosé puis recomposé» par Pascal Schumacher. «L’original fait 22 minutes, et là, ça dure une heure!», ajoute-t-il. À l’exubérance de cette œuvre, prolonge la chorégraphe, fait face ce qu’elle appelle The Plant Philharmonic, soit «un assemblage de sons discrets» qu’elle a rassemblés durant une année dans une banque de données. Elle détaille : «À l’âge de vingt ans, j’ai vu John Cage en concert à Londres. Il avait travaillé sur les sons des plantes. Ça m’a plu. Aujourd’hui, il y a d’autres artistes qui les rendent audibles.» Un micro collé sur un arbre laissera ainsi entendre «l’eau qui circule dans son tronc», énonce-t-elle, évoquant encore le cas d’une forêt de l’Utah où l’on écoute les racines pousser.
Entre le romantisme expansif de Rachmaninov et les fréquences subtiles, non humaines, de The Plant Philharmonic, l’un opulent et l’autre habituellement imperceptible, se dresse au fond de la scène un marimba (joué par le percussionniste Galdric Subirana, membre de l’Ensemble Lucilin), dont la délicatesse boisée et les sonorités hypnotiques servent de liant et créent un paysage musical inattendu, foisonnant comme une forêt en perpétuelle transformation. Cette alchimie sonore prouve encore, selon Elisabeth Schilling, «que la virtuosité n’est pas l’apanage de l’humain». Elle existe aussi dans la complexité silencieuse du vivant.
Que l’humanité fasse «collectivité»
Pour compléter le tout, procédé rare au théâtre, elle s’est appuyée sur un artiste «olfactif» (Ezra-Lloyd Jackson) qui diffusera trois parfums (ou odeurs) directement dans la salle, afin d’amener «quelque chose de sensoriel derrière la couche philosophique et conceptuelle» de Sensorial Symphonies. Ce voyage «immersif» se poursuit même jusque dans le Foyer du Grand Théâtre où s’imposent trois installations. Une sonore (The Forest Still Sings for Us) d’Alexandra Duvekot, la «compositrice des plantes» pour Elisabeth Schilling, une autre proposée par le Service des parc de Luxembourg, où la nature a pris le pas sur les hommes, et une dernière (Botanical Beats) qui a poussé lors d’ateliers communautaires à la Fondation Pescator, car «tout le monde a une histoire personnelle à raconter sur les plantes, les arbres».
Énumérer celles qui habitent les souvenirs de la chorégraphe serait trop long, elle, une «fille de la nature» élevée au grand air dans un «petit village» proche de Trèves. Ce qui lui permet de relativiser quand le mot «militantisme» arrive dans le débat : «Cette pièce, c’est une offre plus qu’une invitation à l’action. Ce n’est pas le but, qui est d’abord de faire passer une émotion, un sentiment, et dans mon cas, une passion», ajoute-t-elle, avec un petit espoir en tête tout de même : «Que ça déstabilise la hiérarchie, ces cases que l’on se construit dans nos têtes». Et un plus grand, qu’un jour, comme les plantes, l’humanité fasse «collectivité».
Samedi à 19 h 30.
Dimanche à 17 h.
Mardi et jeudi à 19 h 30.
Grand Théâtre – Luxembourg.