Une résidence, oui, mais pas une sinécure. Depuis 2020, la danseuse et chorégraphe Anne-Mareike Hess est artiste associée de l’abbaye de Neumünster, avec un programme et des créations fortement chamboulés par la pandémie.
Elle veut nous faire rêver : Anne-Mareike Hess, présente sur la scène luxembourgeoise de la danse depuis plus d’une décennie, est devenue en 2020 la première «artiste associée» de l’abbaye de Neumünster. Une résidence prévue pour trois ans, et qui se prolongera pour six mois supplémentaires jusqu’à l’été 2023. Un «privilège» pour l’artiste, qui a fait le point, lors d’une conférence de presse sur Zoom, sur une «année très inspirante» quant à sa collaboration avec l’institution, et qui débouchera à la fin de l’année sur Dreamer, une nouvelle pièce en solo prévue à l’origine en décembre dernier, et repoussée d’un an à cause de la pandémie de Covid-19.
En se questionnant sur le concept d’artiste associée, Anne-Mareike Hess compare ce statut à celui d’une «relation» : «Il s’agit de trouver des moyens ensemble, de travailler ensemble, de se soutenir l’un l’autre.» Si elle a répondu à l’invitation de Neumünster par l’affirmative, «c’était pour m’impliquer, comprendre l’endroit et moi pouvons nous influencer mutuellement. Il faut du temps pour s’impliquer».
C’est donc moins dans une relation d’artiste à institution culturelle que dans une perspective d’égalité qu’Anne-Mareike Hess conçoit ses trois ans de résidence à Neumünster, qu’elle appelle déjà «la maison», dans un mélange d’intimité et de considération envers le lieu. «Être ici depuis un an me donne un sentiment de continuité et de stabilité, ce qui n’est pas toujours évident pour un artiste indépendant», affirme-t-elle. «Cela aide à trouver du calme, mais ça accélère aussi les choses, et les ressources financières et matérielles aident aussi.» Dans ces temps de crise tout particulièrement, on l’imagine, alors même que la pandémie, qui l’a pourtant frappée (forcément en tant qu’artiste, mais aussi lorsqu’elle a contracté le Covid-19 en octobre dernier), n’a pas su stopper ses nombreux projets; tout au plus a-t-elle ralenti, par la force des choses, sa productivité.
Au téléphone avec Anne-Mareike
À la fin du mois de mars, Anne-Mareike Hess proposera donc une nouvelle création à Neumünster, sa première à l’occasion de cette résidence, après le report, cet hiver, de Dreamer. Through the Wire se présente comme une rencontre intime entre l’artiste et un spectateur, à travers une conversation téléphonique qui commencera par une question : «Comment se sent votre corps ?» Dans les salles voûtées de l’abbaye, Anne-Mareike Hess cherchera à recréer, avec les mots et l’imagination pour outils, l’expérience de la performance et du mouvement, afin de conjurer, le temps d’un appel, «la distanciation physique et la privation de faire des expériences ensemble».
«L’idée m’est venue en juin dernier», indique l’artiste. La pandémie a lourdement affecté son art et son style, qui se caractérisent par une intimité fondamentale. «La proximité avec le public est très importante pour moi, dit-elle. Je propose quelque chose sur scène, mais je ne peux pas faire la pièce seule.» D’où le développement de ce concept, qui lie l’intimité et la séparation des corps en répondant à la frustration amenée, aussi bien pour l’artiste que pour le spectateur, par les mesures sanitaires en vigueur. «À travers les mots, on verra quels genres de pièce, de corps et d’espace on peut imaginer ensemble», poursuit la chorégraphe. Une manière aussi de «défier toutes les pièces que je n’ai pas pu faire, parce qu’elle coûtaient trop cher ou parce que les règles de la gravité et de la réalité s’y opposent».
Dix sessions individuelles d’une heure seront proposées entre le 27 mars et le 1er avril. Puis Anne-Marieke Hess réitèrera l’expérience avec «dix nouvelles sessions en octobre». Entretemps, Through the Wire dépassera les frontières du Grand-Duché pour le Danemark, où sa résidence à Aarhus, au Bora Bora Theater, a été avortée il y a un an, «le 12 mars 2020». Elle y retournera donc au printemps, avec son téléphone, pour une série de dix appels courte distance.
L’empire du rêve
Le gros projet de son année 2020, devenu aussi celui de cette année 2021, sera donc Dreamer. En 2018, Warrior, dans laquelle Anne-Mareike Hess interrogeait la figure du guerrier à travers sa masculinité, clôturait un cycle de trois pièces autour du «corps émotif»; cette même pièce allait aussi initier une autre «trilogie non officielle» dont Dreamer sera le deuxième volet. Comme dans Warrior, elle construit un personnage, la Rêveuse, pour explorer cette fois la vision que notre société renvoie des femmes et les stéréotypes qui leur sont associés.
L’artiste promet qu’elle veut «faire une création qui parle des structures patriarcales inscrites dans nos corps à travers cette figure de la Rêveuse». Le travail de recherche, commencé il y a plus d’un an, porte sur «des figures féminines assez fortes de l’histoire, qui ont été opprimées, tuées, violentées… Des femmes intelligentes, qui avaient des connaissances que d’autres n’avaient pas.» Et si la direction qu’a pris la pièce au fil de ses recherches n’était pas son idée initiale, Anne-Mareike Hess assure que sa résidence à Neumünster n’y est pas pour rien. «C’est peut-être d’être dans cette ancienne prison», sourit-elle.
La création de Dreamer a été largement chahutée par la pandémie et la fermeture à deux reprises des lieux culturels. Mais la pièce ne perd rien de sa force avec le temps. Au contraire, le travail se poursuivra jusqu’au bout, la danseuse ayant déjà invité le musicien Jean-Luc Jossa, qui s’intéresse aux liens entre musique et chamanisme, pour se «pencher sur l’aspect de la transe et l’accès à l’inconscient et au monde du rêve». Et prévoit même de «travailler six semaines à l’automne pour pousser le travail plus loin». À guetter, donc, pour une première le 17 décembre, un horizon qui laisse espérer que d’ici là, le protocole sanitaire se sera un peu plus assoupli.
Si le début de sa résidence, en février 2020, a été mise à l’épreuve par la situation sanitaire, 2021 promet de voir ses nouvelles créations prendre bel et bien vie à Neumünster. En plus de Dreamer et Through the Wire, elle mène un programme de recherche, «Choreographing Identities», qui replace dans un contexte dramaturgique des mouvements et postures issus de danses aux origines, histoires et disciplines diverses. Mais «trois ans et demi, c’est trop court, finalement, pour toutes nos ambitions», fait déjà valoir Anne-Mareike Hess. «Tout est toujours à planifier au moins un an à l’avance, et être huit semaines par an dans la maison, c’est beaucoup et trop peu en même temps.»
Valentin Maniglia
Through the Wire, d’Anne-Mareike-Hess. Du 27 mars au 1er avril.
Dreamer, d’Anne-Mareike Hess. Première le 17 décembre. Abbaye de Neumünster – Luxembourg.
Les professionnels et amateurs de la danse au Luxembourg connaissent forcément Marie-Laure Rolland, journaliste indépendante et créatrice du magazine en ligne La Glaneuse. Elle qui suit le travail d’Anne-Mareike Hess depuis ses toutes premières créations a commencé en février, conjointement au début de la résidence de l’artiste à Neumünster, à tourner un documentaire dont Anne-Mareike Hess est le sujet. «Ce n’est pas un reportage sur son travail, prévient Marie-Laure Rolland, c’est un film avec une écriture cinématographique qui va se développer comme une enquête pour essayer de comprendre le ressort de son travail. Elle a une écriture très forte, très singulière, qui peut permettre de comprendre ce qu’est la danse contemporaine.» Intitulé Le Corps en état d’urgence, le film sera coréalisé avec le photographe Bohumil Kostohryz. «Ce sont deux regards, le sien en tant que vidéaste et le mien en tant que critique de danse», qui seront posés sur le travail de la danseuse et chorégraphe, prévient la réalisatrice. Avant d’ajouter que «c’est quelque chose de nouveau» pour tous, Bohumil Kostohryz et Marie-Laure Rolland n’ayant jamais réalisé auparavant. Ce qui les rend d’autant plus fiers de revendiquer leur film comme «une production indépendante», tout de même soutenue par le Film Fund, où le duo se partage les tâches de la production, de l’écriture, de la réalisation et du montage. «Il y a une relation de confiance» qui s’est nouée entre Marie-Laure Rolland et Anne-Mareike Hess à partir de février, après sa première résidence à Neumünster, quand la chorégraphe «a publié la première partie de son journal sur La Glaneuse», indique la coréalisatrice. Bien sûr, «le Covid n’était pas du tout prévu», et le film en retranscrira forcément l’expérience. «C’est ce qui fait l’intérêt du projet, pour nous en tant que réalisateurs et auteurs mais aussi pour le spectateur : une ces clefs de ce film, c’est de comprendre ce qui se joue entre la chorégraphe et le spectateur.» La fin du tournage devra attendre la première de Dreamer pour une phase de post-production «début 2022», et si le film n’est pas prêt pour une éventuelle présentation au prochain LuxFilmFest, Marie-Laure Rolland promet déjà des projections à Neumünster. Logique. V. M.Un documentaire en 2022