Temple du luxe dans différents endroits du monde, le Buddha-Bar a fait un choix étonnant quand il a débarqué en Amérique du Sud : Caracas, où une élite oublie entre deux cocktails la violente crise politique et économique qui frappe le Venezuela.
« Vous profitez à Caracas de la même chose qu’à New York, Dubaï, Saint-Pétersbourg », vante Cristhian Estephan, un des propriétaires de l’établissement, franchise de celui initialement ouvert à Paris et reconnaissable à l’énorme statue d’un Bouddha assis en position du lotus. Alors que défilent des plats alléchants comme le thon « Bouddha roi », des côtes de porc grillées aux douze épices ou des tacos de mérou aux trois piments, on a du mal à imaginer qu’au dehors, le Venezuela vit l’une de ses pires crises depuis des décennies.
Dans ce pays pétrolier ruiné par la chute des cours du brut, des aliments basiques comme la farine ou le sucre sont quasi-introuvables. La population, qui rend le président socialiste Nicolas Maduro responsable de ce naufrage, manifeste presque tous les jours depuis deux mois et demi. Le pays est pratiquement à l’arrêt et les violences autour des rassemblements ont déjà fait plus d’une soixantaine de morts.
Les Vénézuéliens les plus aisés souffrent eux aussi des pénuries et de l’inflation galopante mais reconnaissent que ce n’est « rien » comparé au calvaire quotidien des autres habitants. Car ils ont le privilège d’avoir accès aux dollars, qui leur permettent de vivre dans l’autre Venezuela, celui des restaurants et bars à la mode, toujours pleins malgré la crise. « Nous, la journée, on lance des pierres. Et la nuit, on vient ici », commente Ahisquel, une cliente du Buddha-Bar qui avec son mari, directeur de production d’une compagnie pétrolière internationale, sort une soirée par semaine.
16% de la population
« Après avoir participé aux manifestations, c’est bien d’avoir un petit moment de détente, même si la vraie détente, on ne l’aura pas tant que ce gouvernement ne s’en ira pas », ajoute cette femme qui ne travaille pas et vit dans un quartier de l’est de Caracas, « là où sont les putschistes », rit-elle, en référence au surnom que leur donne le président Maduro.
Beaucoup de riches Vénézuéliens ont déjà quitté le pays. Quand le défunt ex-président Hugo Chavez (1999-2013) a entamé sa révolution bolivarienne, ils ont pris la direction de Madrid, Los Angeles ou Miami. Mais d’autres ont décidé de rester, dont l’homme d’affaires Lorenzo Mendoza, l’un des hommes les plus fortunés du pays. La société de sondages Datanalisis calcule que les riches représentent 16% de la population au Venezuela. Selon les experts, il s’agit en majorité de « Bolibourgeois », des personnes qui ont beaucoup gagné sous le gouvernement chaviste.
« C’est un socialisme qui a produit des milliardaires très puissants, majoritairement des fonctionnaires du gouvernement ou des partisans de celui-ci, et ils constituent actuellement l’un des principaux soutiens de l’exécutif », explique la sociologue Colette Capriles, de l’université Simon Bolivar. Leur bonne fortune tourne autour de l’industrie pétrolière, dans ce pays aux plus grandes réserves de brut de la planète. « La structure de la richesse au Venezuela est celle d’un État rentier, dépendant du secteur pétrolier. L’état est celui qui distribue cette rente et le gouvernement chaviste l’utilise pour favoriser ceux qu’il faut favoriser », selon Colette Capriles.
« Le show doit continuer ! »
Mais tous les riches Vénézuéliens ne sont pas chavistes, bien au contraire. « Nous fuyons quand nous voyons des Bolibourgeois, on les reconnaît de loin », affirme ainsi Carlos, avocat de 49 ans et membre du Caracas Country Club, au bord de la piscine entourée d’arbres et d’un terrain de golf. Pour la très grande majorité des habitants, les prix des restaurants sont tout simplement prohibitifs. Au Buddha-Bar, huit sushis de saumon et langoustine coûtent 55 700 bolivars, soit plus du quart du salaire minimum mensuel — qui est de 200 000 bolivars, soit 91 dollars au taux officiel le plus élevé et 24 au marché noir.
Et à la tombée de la nuit, la simple perspective de sortir dans la rue fait peur : Caracas devient une ville quasi-déserte, dans ce pays au taux d’homicides parmi les plus élevés au monde (70,1 pour 100 000 habitants en 2016). Mais « la classe aisée ne renonce pas à sortir », assure Cristhian Estephan. S’il reconnaît un coup de frein à la vie nocturne depuis le début de la vague de manifestations le 1er avril, il est sûr que bientôt, cela reviendra à la normale : « C’est dans les pires moments que les gens se rencontrent ou se marient. Les gens mangent, le show doit continuer ! »
Le Quotidien/AFP