Dans les bars dansants de Buenos Aires, on danse malgré, ou à cause, de l’inflation qui désespère les Porteños. Une crise dont le tango argentin, somme toute, s’est toujours nourri.
Beaucoup ont fermé, mais elle, défiante, s’est ouverte l’an dernier alors que l’inflation atteignait les 95 %, dans le quartier de la classe moyenne de Parque Chacabuco, à Buenos Aires : la petite «milonga», d’à peine 25 m², ses tables faites de portes sur deux tréteaux, son sol en carreaux fatigués, accueille deux ou trois soirs par semaine une dizaine de couples pour 400 pesos l’entrée (environ un euro), pour danser au son d’un accordéon et d’un piano.
De la musique live : presque un luxe, quand nombre de milongas, ces bars ou locaux dansants de la capitale argentine, ont dû renoncer à contracter des musiciens ou danseurs. «Organiser des milongas n’est pas rentable, un grand nombre ont fermé à cause de la crise», explique Ana Bocutti, vice-présidente de l’Association des organisateurs de milongas. «Le « milonguero », s’il peut, il sort (danser) tous les soirs, mais quand le pouvoir d’achat se resserre, c’est plus facile de remplir les petites milongas» abordables, explique-t-elle. «S’il veut continuer à venir, le milonguero fait attention à ses sous.»
D’ailleurs, au Nuevo Gricel, local où Ana Bocutti organise de temps à autre une milonga, la piste accueille jusqu’à 200 couples, mais tous, loin de là, ne payent pas les 2 000 pesos (5,30 euros) l’entrée. Beaucoup, au titre d’habitués, payent la moitié, d’autres entrent gratuitement «pour garder une ambiance vivante». Moyennant quoi la capitale argentine continue de proposer une trentaine de milongas en moyenne tous les soirs de la semaine, des luxueuses aux informelles, des traditionnelles aux «queers»… Bref, il y a des milongas pour tous les styles, et pour toutes les bourses.
Et pour les plus petites bourses encore, il y a la milonga «open», telle La Otra, qui a pris ses quartiers sous les platanes et gommiers de la place du Parlement. Une milonga «à la gorra» (au chapeau), où quiconque peut venir danser, encadré par un ou deux danseurs confirmés. Sous les yeux de SDF, qui campent à deux pas. «On est là pour offrir un espace libre, inclusif, où danser le tango sans que ce soit une dépense. On fait passer un chapeau, les gens mettent ce qu’ils veulent, ce qu’ils peuvent», explique Valentin Rivetti, danseur de tango de 24 ans, «taxi-dancer» à ses heures (autrement dit, joué à l’heure dans les milongas), et qui arrondit ici ses fins de mois. Avec, parfois, un joli pourboire laissé par un touriste étranger.
«Les milongas survivent parce que c’est un besoin. Des crises, il y en a eu et il y en aura toujours», médite Nicolas Di Lorenzo, pianiste du duo qui gère et anime la milonga La Tierra. «On vient ressentir une étreinte, une connexion avec soi et les autres.» La milonga, «c’est un investissement pour le cœur et l’esprit», s’enthousiasme pour sa part Andrea Censabella, trentenaire habituée du lieu.
Et puis, la crise, le désespoir des déçus de l’Eldorado argentin n’ont-ils pas formé le terreau initial du tango au tournant du XXe siècle, avant que le chanteur-compositeur Carlos Gardel ne lui donne un lustre international et que la danse n’entre «dans les salons»? «Quand tu n’as plus la foi / Ni même l’herbe (à infusion de maté) d’hier, recyclée au soleil / Quand tes chaussures se déchirent / À force de chercher ce sou / Qui te fera bouffer / L’indifférence du monde / Qui est sourd et muet…», chante Gardel dans le célèbre tango Yira, yira (de l’argot porteño qui signifie «Erre, erre»), écrit en 1929 par Enrique Santos Discépolo, auteur majeur d’une veine de «tangos sociaux». Et auquel on doit une définition du tango : «Une pensée triste qui se danse.»
Dans ses paroles «le tango a toujours reflété les crises et la souffrance de la classe ouvrière», opine l’historien spécialiste de l’histoire argentine, Felipe Pigna. Même si, évidemment, le genre fait aussi une large part aux thèmes du cœur, aux amours brisées. «À chaque crise, les tangos sociaux de Discépolo se voient actualisés. On écoute des tangos vieux de quasiment 100 ans et, malheureusement, ils sont toujours d’actualité», remarque l’historien.