Exhumée par Vincent Bailly et Tristan Thil, l’aventure de Lorraine Cœur d’Acier (1979-81), radio pirate citoyenne, rappelle l’histoire de la lutte ouvrière à Longwy et raconte, au format BD, une aventure humaine partagée sur les ondes.
C’est l’histoire d’une lutte aujourd’hui étouffée, avec ces hauts-fourneaux qui ne crachent d’ailleurs plus rien. Ceux que l’on voit depuis l’autoroute reliant la Moselle au Luxembourg, cathédrales d’acier aux prières non exaucées et aux miracles illusoires. Longwy, comme d’autres bastions sidérurgiques de la région, a connu son lot de fermetures, de colère, de peine, de résignation. Mais même quand tout semblait perdu, le cœur ouvrier y battait fort, s’insurgeait, manifestait, se battait pour défendre son territoire et repousser la fatalité un peu plus loin.
Un combat auquel a participé Lorraine Cœur d’Acier, radio militante lancée en mars 1979 que raconte ici, le plus honnêtement possible, le duo Vincent Bailly-Tristan Thil. Un petit retour en arrière s’impose : fin 1978, le plan Davignon est mis en place, visant à restructurer la sidérurgie européenne. La direction d’Usinor annonce alors la suppression de 12 500 emplois, dont une bonne partie à Longwy. Et c’est le bassin entier qui tremble. Dans les usines, on se mobilise et on multiplie les actions (grève, manifestation, occupation, vandalisme), jusqu’à faire croire à l’enlèvement de Johnny Hallyday.
Si Lorraine Cœur d’Acier met de côté ces combats (toutefois rappelés dans une chronologie en fin d’ouvrage), c’est pour mieux entrer dans le vif du sujet : la création de «LCA», radio pirate ou libre comme on disait, instiguée par la CGT, comme l’a fait la CFDT peu de temps avant (SOS Emploi). Car pour les syndicats, occuper les ondes est un bon outil pour mobiliser les partisans.
Pour animer les débats, malgré les réguliers brouillages policiers (notamment en hélicoptère), deux journalistes imposent d’emblée leur patte : Marcel Trillat – décédé en septembre 2020 – et Jacques Dupont font en effet savoir que le syndicat ne monopolisera pas les micros. Mieux : comme l’usine (et son déclin) est l’affaire de tous, toute la population peut venir y donner son avis. Bref, un généreux lieu de débat, sans couleur ni étiquette politique.
S’appuyant sur des archives sonores et un travail mené sur le terrain (le dessinateur Vincent Bailly vit à Longwy depuis une dizaine d’années), les deux auteurs – déjà réunis chez Futuropolis pour Congo 1905 – Le Rapport Brazza – enchaînent sur 80 pages les intervenants et les discussions, mais ne s’éloignent pas trop de sa cause, grâce à ses deux personnages principaux : Eugène Lipowski, délégué CGT qui mène une lutte désespérée pour conserver son emploi et celui des autres, pendant que son fils, Camille, assiste impuissant à un monde qui s’écroule.
«Ce n’est pas parce qu’on a perdu qu’on avait tort !»
Conflit de générations et familial, classe sociale, immigration, aciérie… En BD, l’idée n’est pas nouvelle, comme en témoignent les ouvrages de Baru (qui signe assez logiquement la postface) et d’autres de la même veine (comme Macaroni! de Zabus et Campi). Cela dit, entre le père cherchant à sauver son usine et le garçon qui, sans trahir ses origines, rêve d’un avenir loin des fumées, Lorraine Cœur d’Acier fait de régulières incursions au cœur de la radio, ses animateurs blagueurs et ses invités disparates.
Sur la fréquence 97,6 MHz, après un jingle à la flûte et l’hymne maison (la chanson Le Chiffon rouge), la radio accueillait tous ceux qui avaient quelque chose à dire, au grand jour, dans les bâtiments de l’ancien hôtel de ville à Longwy-Haut. Au sein du studio bouillonnant où l’on fume comme l’on parle, se succèdent les immigrés (italiens, maghrébins…), principale main-d’œuvre du bassin, mais aussi les femmes, qui appellent depuis leur cuisine pour évoquer leurs conditions.
Une ouverture que rappelle, dans la BD, le journaliste-animateur Marcel Trillat : «Cette révolte contre ceux qui tuent la sidérurgie est la sœur de toutes les autres révoltes», et que, «permettre à celles et veux qu’on a fait taire de s’exprimer sur cette radio, c’est peut-être peu de choses, mais c’est énorme!». Du coup, entre les questions de conditions de travail, de justice sociale, d’égalité homme/femme, on ne parle plus que de sidérurgie ou de syndicalisme dans les programmes.
Comme toute belle aventure, celle-ci prend fin quand la CGT, totalement mise à l’écart du projet, reprend l’antenne en main, licencie ses acteurs et écarte les fidèles syndicalistes des micros. Le 20 janvier 1981, «LCA» coupe définitivement le son, comme toutes ses usines sacrifiées au nom du changement et du libéralisme à tout crin. Mais comme l’affirme à la fin, dans un dernier sursaut, Marcel Trillat : «Ce n’est pas parce qu’on a perdu qu’on avait tort !»
Grégory Cimatti
Lorraine Cœur d’Acier,
de Vincent Bailly et Tristan Thil.
Futuropolis.
L’histoire
Lorraine Cœur d’Acier ? Le 12 décembre 1978, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, est annoncé le plan Davignon qui va liquider la sidérurgie dans le bassin lorrain. Début mars 1979 débarquent à Longwy les journalistes Marcel Trillat et Jacques Dupont : à l’instigation de la CGT, les deux journalistes vont animer des mois durant ce qui allait devenir une radio à nulle autre pareille, une radio de lutte, une radio illégale défiant le pouvoir, mais aussi une radio «libre», au sens plein de ce terme. Une radio ouverte à tous. «Y compris aux gauchistes et à la droite ?», s’étrangle Eugène. C’est juré, il n’y mettra jamais les pieds. Camille, à rebours de son père, la fréquentera chaque jour, et pas seulement pour la belle voix de Mathilde…